" Il court très vite, le cinéma. Une course de sauts, d'une vision à l'autre, très vite. Dans le noir, par-dessus vos têtes, un faisceau. Un cône de lumières, de poussières qui s'en va buter devant, contre une falaise blanche, et les imaginations rebondissent, vous sautent à la figure. Mais le temps de dire ouf, elles sont déjà de la mémoire. Ou de l'oubli. Un bruit, des apparitions. Rien de stable. Contes, que tout cela.
Un conte. Il y aura un prince. En plein centre-ville, gare Saint-Lazare, cour du Havre, le fou-toir, sorties de métro, les clous, les passants, les manteaux, une foule affairée, personne, yeux absents.
Le prince du conte, c'est Alain Cuny. Haut et droit comme un peuplier. Une tête en cuir, épais, de plésiosaure. Voix de caverne dans la forêt. Avec le soleil noir de la mélancolie. Sous des cristaux de lumière, le prince gravît et descend les degrés du temple, portant dans ses bras la princesse, une toute petite fille noyée dans une mer de cheveux.
Les quarante voleurs d'Ali, les ogres, les égorgeurs, c'est la Mafia. Le prince débarque de Paterme, via Madrid. Boeing, Roîssy, computers, cours du dollar, chèques de cavalerie. Gros paquets à rafler. Paris. Combats de boxe.
Le prince plonge la main dans la chevelure de la princesse-enfant, et de l'autre main essaie de tirer les fils de ses exécutants : un manager entre deux songes, c'est Johnny Hallyday, un pilote entre deux âges, c'est Claude Brasseur. Tous les fils se cassent, rien de tel que le cinéma pour entr'apercevoir au vol le rêve des hasards et des nécessités. Seule demeure une femme, c'est Nathalie Baye, elle sait ce que les autres veulent, elle a ses silences, ses absences, et, sur ses joues, sur son front, tout un monde d'élans de conscience, qui couvent.
Le « détective » du titre, c'est Jean-Pierre Léaud, un diable baladeur, pointu, fébrile, aux interventions immédiates maïs qui explosent avant terme comme les bulles de savon. Un clown-caurant-d'air, assisté d'un autre détective, immobile celui-là, c'est Laurent Terzieff, allongé dans ses chandails de poitrinaire définitif, méditant lentement, en chambre, près des piles de la collection complète de la Série noire dont il n'a jamais ouvert un seul volume, par amour-propre.
Fondamental, le détective : l'épine dorsale du cinéma. Il est là pour saisir une suite éventuelle des choses, pour s'y retrouver dans les collisions, intermittences, trous de mémoire, chevauchements, sautes, fuites, que suscitent la caméra, les micros, et les ciseaux de la monteuse qui découpe et colle les bouts de film.
Un film, ce n'est pas une histoire, ça court trop. Ça bouge trop. Un film, c'est dix histoires, au moins. Une histoire, c'est plutôt un livre, ça suit une idée, un livre : sur chaque page, les lignes imprimées restent tranquilles, à leur place.
II y a des livres partout, dans Détective, sur les tables des restaurants, dans les valises des commandants de bord, dans les poches. Une invasion de livres. L'obsession du contraire. Mais eux aussi, les livres, les histoires à dormir assis, couché, sont emportés comme des fétus dans la course folle du cinéma.
Cinéma : désordre vivant, respirant, innervé, de bruits subits, de regards, de mots happés ou perdus, de bouffées de symphonies ou de quatuors qui traversent en coup de vent la cage de l'ascenseur ou le canon du revolver.
C'est l'envers des autres arts. Ce sont les atomes solitaires des vies, qui entrecroisent leurs visions, leurs cris, et voici que tout à coup ces mouvements browniens font halte : il y a Nathalie Baye et Johnny Hallyday qui essaient de se dire quelque chose, le silence a perdu ses voix, c'est comme si vous touchiez la nuque de la mort, du creux de la paume.
Mais le film est reparti, enseignes lumineuses, trottoirs et passants, rideaux des fenêtres, caméras vidéo japonaises, couvertures blanches de Gallimard, gêne subite de vieux macho devant la poitrine d'une jeune fille. Bruits du temps, images du futur, battements du sang de la vie. Et ces hommes qui tombent, on ne sait jamais qui a tiré, sur le moment. Tous ces acteurs, femmes et hommes, si proches sur l'écran. Et toutes ces histoires qui se brisent, et le prince qui repart avec l'enfant endormi, et le détective qui n'a rien trouvé, et la figure géante d'Eric von Strohaim qui se dresse, à côté de sa caméra, qui crie qu'il veut finir te film, ou qu'il ne veut pas le finir, que le cinéma ça ne s'arrête jamais...
Détective : un film immense. Godard tout entier revenu. S'il « était une fois » un cinéaste, s'il en reste un, c'est lui."
Michel Cournot, 16/05/1985