Godard a toujours tout réinventé. Dans Hélas pour moi, il redécouvre la toute-puissance de l’apparence, telle qu’elle était défendue par Pyrrhon et les sceptiques grecs, voici vingt-quatre siècles. Cela pourrait être dit avec du sarcasme dans la voix ; mais parce qu’il est l’homme le plus intelligent qu’on ait eu depuis Valéry, et l’artiste le plus impur que le cinéma ait offert depuis qu’il existe (l’impureté est la première vertu du créateur), son dernier film ne doit être abordé qu’avec le respect et l’enthousiasme dus aux chefs-d’œuvre. Qui d’autre, dans cet univers de pestilence et d’ennui, fait autant vibrer la matière grise ?[...]
Godard fait un film-trope, sur un sujet-trope, et à la manière-trope. Il décrit apparemment l’apparence des choses, ces choses que des êtres apparents perçoivent comme des apparences.[...]
Deux visages ne sont que rarement face-à-face, mais plutôt à angle droit l’un avec l’autre : on ne sait pas si une figure est vraiment elle-même de face ou de profil. Comment choisir ? Il faut écraser la causalité, le tiers exclu et tout le fourbi, pour montrer enfin face et profil en même temps : en sorte que Godard réinvente aussi le cubisme, triomphe de l’apparence.
Certains plans rappellent Van Gogh, d’autres Nicolas de Staël, certaines phrases viennent de Mallarmé ou de Wiesel, mais peut-être bien sont- ce Staël, Mallarmé et Wiesel qui ressemblent à du Godard. En fait, le tout n’est pas de « monter », comme il disait autrefois ; ni de « mixer », comme il a dit ensuite. Le tout est de trouver. Le verbe grec trepein a donné tropos, qui a donné le latin tropus,lequel a donné tropare,qui a donné troubadour et trouvère, et enfin trouver. Seul le troubadour, le poète, trouve. Et Hélas pour moi est sa plus somptueuse trouvaille.
Jacques Drillon, 02/09/1993