"Ce lyrisme, ou ce droit, c'est la marque du passage de Godard des Histoire(s) du cinéma à l'Histoire de France, celle de la Résistance, donc, mais aussi la sienne, l'histoire de sa pensée à lui, et de ses évolutions, l'histoire de son passage de l'enfance à la vieillesse avec, au milieu, la fausse et impénétrable parenthèse de l'âge adulte, puisqu'«un adulte, ça n'existe pas». C'est l'une des plus belles vérités de ce film philosophique: sa manière de voir dans l'âge adulte le point mort de la vie, tenu en suspension par l'énergie de l'enfance et les forces de la vieillesse.
L'amour dont il est fait éloge est vaste, qui embrasse les hommes et les femmes, ceux qui nous ont faits et ceux qui nous font, et aussi le cinéma, Paris, la campagne, la mémoire et le monde. Mais dans Eloge de l'amour, le plus admirable n'est peut-être pas l'amour, c'est l'éloge. L'héroïsme de Godard n'est pas tant dans ce qu'il dit que dans le registre depuis lequel il le dit : ce registre qu'on lui reproche tellement, parce qu'il court le risque, et s'en moque, d'être jugé hermétique.
Godard fait comme ça: il voit et il pense; et il filme au plus près ces visions et ces pensées, nous laissant, heureusement, nous démerder. Il est aussi rétif au mode d'emploi qu'un Joyce, duquel son cerveau façonné au cut-up le rapproche, et les images vidéo saturées de gouache, les massifs de couleurs débordants de lumière qui enflamment la seconde partie du film, lui donnent plus de fraternité avec Bonnard, exposé à quelques brasses de la Croisette, aux jardins du Tivoli du Cannet, qu'avec aucun de ses «compétiteurs» du palais.
La première partie du film est en noir et blanc et c'est celle qui fait le plus ostensiblement retour sur le passé. On y voit beaucoup un Paris solennel dont la beauté grise et vraie est un tour de force à l'heure des pubs bichromes pour Calvin Klein et des monuments récupérés pour le parfum Paris d'Yves Saint Laurent. Mais on y retrouve aussi les lambeaux d'un Paris ouvrier dont l'île Seguin fixe longuement la nostalgie (camarade). Et on y voit encore le Paris de la nouvelle vague, âge d'or, âge des possibles, vers lesquels Eloge de l'amour semble également vouloir tendre une boucle.
Ainsi, le cinéaste a mis en scène un film sur l'Histoire, sur ce passé si proche, sur la transmission des vieux aux enfants de cette mémoire et de cette Résistance et sur les leçons morales qui devraient en être tirées, y compris par le cinéma. Certaines font particulièrement plaisir à entendre, à l'ombre du Carlton: «Washington is the real director of the ship, and Hollywood is only the stewart.» Mais le film peut aussi procurer le sentiment saisissant d'assister à une confession plus personnelle encore, et plus problématique, que JLG/JLG, l'autoportrait déjà tourné par le cinéaste.
C'est aussi que la «fiction» travaillée par Eloge de l'amour donne sans doute à Godard cette liberté de se projeter lui-même plus nettement qu'il ne l'a jamais fait dans une Histoire à laquelle, âge, vieillesse, il va s'identifiant.
Par l'effet d'un don rare chez Jean-Luc Godard, le corps de l'acteur Bruno Putzulu est le vecteur de ce transfert. Minérale mais émue, sa silhouette donne l'impression assez bouleversante que Godard, qui a toujours si bien filmé les femmes, n'a jamais si bien servi un acteur masculin. Ou même, se regardant, si bien regardé un homme."
Olivier Séguret