Juraj Jakubisko demeura longtemps, jusqu'à ses rééditions en DVD, un quasi-inconnu, sauf pour les habitués de festivals qui avaient pu découvrir ses films à Mannheim, Sorrente, Avoriaz, Cannes ou Venise, entre 1967 et 1985. Des films qui, même dans son propre pays, restaient souvent dans les placards, pour des motifs aussi décisifs que "pessimisme" ou "contenu non-socialiste désespéré" et qui ne sortirent de ces oubliettes que plusieurs décennies après leur réalisation.
Né le 30 avril 1938, Kojsov (Tchécoslovaquie, auj. Slovaquie), il est, en 1965, diplômé de la Famu de Prague, sans doute à l'époque la meilleure école de cinéma des "démocraties populaires" – tous les grands cinéastes tchécoslovaques en sont sortis.
Son film de fin d'études est une adaptation d'En attendant Godot, de Beckett, ce qui indique déjà la tonalité de son inspiration, et il tourne la même année un autre court, Dest (Prix du festival d'Oberhausen) avec Jana Stenhova qu'il retrouvera dans son premier long, deux ans plus tard, Les Années du Christ (ou L'Âge du Christ, selon une autre traduction, plus exacte). Tourné avec les moyens du bord et des méthodes expérimentales, le film tranche sur la production courante tchèque, visuellement toujours un peu "grise", si l'on excepte Jan Němec (dans Les Diamants de la nuit) ou Vera Chytilova (dans Les Petites Marguerites).
S'y expose un univers visuel remarquable, qui ne tient pas seulement à la technique - pellicule surexposée, arrêt sur images, sauts chronologiques, filmage dans la rue -, mais à une vision véritable. L'appellation de "Fellini de l'Est" qui lui fut, paraît-il, attribuée, est sans doute un peu démesurée. Mais indubitablement, on sent un cinéaste – les premières séquences ne trompent pas. Ni celles qui suivent, d'ailleurs : les ellipses narratives, les intérieurs blancs aveuglants, le jeu surprenant des acteurs, tout concourt à la cohérence de l'ensemble.
La référence au Christ n'avait rien de religieux – le héros, peintre bohème peu engagé dans le processus de production, atteignait simplement 33 ans, âge décisif – pas plus que la citation biblique qui sert de titres à son troisième long, Les Oiseaux, les orphelins et les fous (tous nourris par Dieu, selon le livre sacré), autre grand voyage dans l'imaginaire. Mais avant cette coproduction avec la France, Jakubisko avait tourné Déserteurs et nomades (1968), dans lequel, profitant du sujet - les tueries survenues en Slovaquie à la fin de la Seconde Guerre mondiale -, il avait intercalé quelques plans de chars soviétiques intervenant au même endroit en 1968. Jolie idée qui lui valut l'inscription sur une liste noire et un trou de dix années dans sa filmographie, entre 1970 et 1980.
Le scénario des Oiseaux… fut écrit en deux semaines, après l'invasion du pays par les troupes du pacte de Varsovie en août 1968, et tourné immédiatement.
La belle Magda Vasaryova, à peine sorti de l'univers médiéval terrifiant du Marketa Lazarova de Frantisek Vlacil (1967) y tient compagnie à Philippe Avron et à Jiří Sýkora, déjà héros du premier film de Jakubisko.
Même si le film n'est pas directement politique, ce qui était impensable sur le moment, il ne peut être saisi hors de ce contexte. Et la folie des trois personnages, orphelins des lendemains d'une guerre, confrontés à un univers dépourvu de sens où ils vont tenter de survivre en simulant la démence est une transposition transparente du monde réel. Si transparente que les censeurs ne s'y trompèrent pas et mirent le film sous clef durant deux décennies (par bonheur, comme en Union soviétique, les copies interdites ne furent jamais détruites, et purent ressurgir intactes). Sous clef, comme le suivant, Au revoir, en enfer, mes amis, écrit avec le même scénariste, Karol Sidon, commencé en 1969 et achevé en 1990, après la libéralisation.
Jakubisko avait donc réuni toutes les conditions pour ne pas pouvoir exercer sereinement son activité : pendant dix ans, il dut se contenter de filmer quelques documentaires et des courts pour la télévision, avant de retrouver le chemin des studios en 1980.
Avec Construis une maison et plante un arbre (1980), il inaugure une série de titres qui ont le mérite d'être inventifs, même s'ils demeurent inaccessibles aux spectateurs occidentaux : Assis sur une branche, je suis bien (1989), Mieux vaut être riche et en bonne santé que pauvre et malade (1992), Un message pas très clair sur la fin du monde (1997).
Entre temps, Jakubisko, rentré en grâce, avait pu tourner une comédie (sa première), Infidélité à la slovaque (1981), une Abeille millénaire (1983), récompensée au Festival de Pilsen et dont les témoins s'accordent pour vanter la beauté luxuriante, et Perinbaba (1985), adaptation de Frau Holle, le conte des frères Grimm, qui, malgré la présence de Giuletta Masina dans le rôle de la Dame des neiges, n'a pas connu de distribution internationale.
La brassée de prix obtenus à Montréal, San Diego et aux Lions (les César) tchèques par Un message pas très clair… ne peut que faire regretter que ce film, pas plus que les précédents et les suivants, Post coïtum (2004) et Bathory (2008) n'aient pas eu d'autres spectateurs que nationaux. Ques ses œuvres soient interdites ou autorisées, Jakubisko demeure un réalisateur dans l'ombre, dont nous ne connaissons que quelques miettes éblouissantes, trop peu pour nous en satisfaire.
Lucien Logette