Il aura fallu attendre 1991 pour voir, dans une sortie confidentielle, L'Oreille (1969) et, la même année, Le Cri du papillon (1990), belle évocation du ghetto Terezin, dont même la langue anglaise utilisée (il s'agissait d'une coproduction internationale avec Tom Courtenay et Brigitte Fossey) n'atténuait pas l'émotion. Sinon, excepté L'Espoir (1963) et Le Grand Mur (1964), au catalogue de la Fédération Jean-Vigo des ciné-clubs de jeunes dans les années 60, et Les Deux Infirmières (1983) présenté lors d'une semaine du cinéma tchèque à Paris, aucun autre de ses films n'a été accessible. Ce qui est dommage, à la lumière des bribes de ce réalisateur parvenues jusqu'ici, d'autant que ceux qui les ont vus apprécient fort Vive la République ! (1965) ou La Nuit de la nonne (1967).
Il fait partie de la génération qui a précédé celle de Forman, Jiri Menzel, Jan Nemec et Ivan Passer : lorsque le premier tourne L'As de pique, en 1964, Kachyna a déjà dix longs métrages à son actif. Ce qui peut expliquer la différence de point de vue entre les uns et les autres : les "anciens", Vojtech Jasny, Jan Kadar & Elmar Klos, Kachyna, étaient déjà adultes après la guerre, lorsque le rideau de fer est tombé. Ils ont fait leurs premières armes durant la difficile période où l'établissement du "socialisme réel" exigeait une discipline culturelle rigide, et leur regard sur la société des années 60 ne pouvait être le même que celui des "jeunes", venus au cinéma alors que les premiers soubresauts du changement se faisaient souterrainement sentir – non seulement à Prague, mais également à Varsovie ou à Budapest.
La vision de Forman ou Passer n'est politique que métaphoriquement : l'attente de la jeunesse, le recours à la musique rock, les relations tendues avec la famille rendent compte d'un malaise encore informulé. Le point de vue de Kachyna (Vive la République !, L'Oreille) ou de Kadar & Klos (L'Accusé) est beaucoup plus direct et les problèmes politiques et sociaux y sont posés en termes immédiats.
L'Oreille en est un exemple remarquable. Un vice-ministre, dans le gouvernement de la "normalisation", celui de la reprise en mains du pays après l'intervention des chars soviétiques, rentre chez lui avec son épouse, de retour d'une soirée officielle très arrosée, durant laquelle il a appris le limogeage du ministre auquel il est rattaché. La villa est ouverte, l'électricité est coupée, une voiture stationne dans la rue : la paranoïa galope, en même temps que la scène de ménage, qui voit ressortir tous les reproches inhérents, usure des rapports, désamour, trahisons diverses, etc.
Sachant que le vent a tourné et qu'il risque lui aussi, au mieux la mise à l'écart, au pire l'emprisonnement, il tente de se débarrasser des papiers et notes éventuellement compromettants. Des moments de la soirée reviennent par flashes, phrases anodines à double fond, attitudes inexplicables des supérieurs, qui justifient l'angoisse qui monte.
L'Oreille, que chacun évoque à son tour – la femme l'agresse même verbalement -, c'est la Surveillance, l'entité extérieure qui voit tout, entend tout, conserve tout et réprime (plusieurs collaborateurs du ministre ont été "purgés"). Le sujet pourrait être celui d'une pièce du théâtre métaphysique de l'absurde, entre Beckett et Vian (celui des Bâtisseurs d'empire), le huis clos dans la villa étant traversé par la menace extérieure – la Menace – du pouvoir policier. Pratiquement, le film renvoie à une réalité politique alors brûlante, avec une vérité et une justesse confondantes, servis par deux interprètes extraordinaires, sortes de couple Burton-Taylor pragois. Et le jour vient…
Le film a été interdit immédiatement par la censure et mettra vingt ans à revoir le jour, sous la forme d'une sélection officielle au Festival de Cannes. Ce qui surprend, ce n'est pas que L'Oreille ait été interdite, c'est qu'un tel film ait pu être tourné, là-bas, en 1969 : rarement un film, tchèque ou autre, aura proposé une critique aussi précisément ravageuse du pouvoir en place. Que les diverses commissions de surveillance des scénarios aient pu laisser passer un tel brulôt laisse rêveur - sans doute quelques responsables durent-ils expliquer a posteriori leur laxisme. Après quatre décennies, et même sans connaissances exactes de son contexte, L'Oreille demeure une œuvre remarquable, d'une actualité toujours présente : la pratique des écoutes politiques n'est ni d'un seul lieu ni d'une seul temps.
Malgré cette interdiction, Kachyna a continué à tourner, et on aimerait savoir à quel niveau se place la vingtaine de films qu'il a réalisée ensuite, entre cette étonnante Oreille et Le Cri du papillon. Nul doute qu'il existe quelques perles inconnues dans sa filmographie. Qu'il soit permis de rêver les découvrir un jour.
Lucien Logette