Retard rattrapé : en quinze ans, il signera, avec une régularité rare, quinze longs métrages - même si depuis plus de deux ans et Dream (2008), aucun nouveau titre ne soit venu nourrir une filmographie déjà riche. Kim possède une particularité remarquable : il s'agit d'un des réalisateurs coréens les plus récompensés par les grands festivals et qui n'a pourtant pas recueilli dans son pays l'accueil public et critique auquel il devrait avoir droit.
Quant à la France, si certains titres ont connu un succès parfois notable pour des films coréens qui ne soit pas "de genre", comme ceux de Park Chon-wook ou de Bong Joon-ho – Printemps, été, automne, hiver… et printemps (2003), par exemple -, la critique-qui-fait-l'opinion semble se méfier quelque peu d'un cinéaste trop fécond, le réduisant à l'épithète peu aimable de réalisateur "pour festivals". Certes, mais si Kim a été sélectionné à Cannes (L'Arc en 2005, Breath en 2007), Venise (L'Île en 2000, Locataires, Lion d'argent en 2004), Locarno (Printemps, été… en 2003), Berlin (Bad Guy en 2002, Samaria, Ours d'argent en 2004), c'est bien parce que la qualité de ses films le méritait, et non par un effet de mode, comme pour certains titres récents de Tsai Ming-liang ou de Wong Kar-wai…
L'Île est le premier de ses films qui soit parvenu sur les écrans français et la surprise fut grande devant la puissance de ce récit immobile dans lequel une étrange (et superbe) créature muette, gérant un lot de cabanons de pêche sur un lac, tombe amoureuse d'un criminel en fuite venu s'y réfugier. Érotisme et violence, instillés de façon non-complaisante, avec un plan ultime mémorable qui donne à la femme une dimension mythique étonnante.
Un auteur apparaissait, dont les productions suivantes n'eurent que peu à voir avec la thématique précédente : Adresse inconnue (2001), tableau naturaliste d'un village coréen marqué par la guerre, où se mêlent un soldat américain, un peintre, une orpheline borgne, une mère un peu folle et un boucher de chien, et Bad Guy, drame dans la petite pègre urbaine, à la banalité sauvée par l'ambiguïté des sentiments qui lient les protagonistes.
Après Coast Guard (2002), et sa violence peu supportable, Kim revient à une inspiration plus méditative avec Printemps, été…, de nouveau un film immobile ayant pour cadre un lac et une île sur laquelle s'installent un vieux maître zen et son élève ; les cinq parties, chacune correspondant à une saison, mais étalée sur le cours d'une vie, composent un récit symphonique d'initiation, dont la beauté visuelle assura au film un succès inattendu. Kim montrait qu'il pouvait traiter de situations violentes ou sereines avec la même réussite.
Ce qui fut également le cas dans Samaria, où la douce amitié entre deux adolescentes et l'étrange cérémonie de deuil qui consiste pour l'une à coucher, après la mort de son amie, prostituée d'occasion, avec ses anciens clients pour les rembourser, se double de l'exécution de ces mêmes clients par son policier de père – l'ange exterminateur complétant l'ange d'amour.
Les hasards de la distribution firent de Locataires, sorti en avril 2005, le cinquième film de Kim Ki-duk présenté en moins d'un an. On comprend l'agacement d'une partie de la critique devant cette avalanche. Pourtant le Lion d'argent vénitien inaugurait une nouvelle manière chez le cinéaste, et cette histoire d'un occupant furtif d'appartements déserts, capable, par discipline spirituelle, d'apprendre à se déplacer si rapidement qu'il s'échappe de prison pour vivre chez la femme qu'il aime sans être vu par son mari, touchait avec brio au genre fantastique, mais un fantastique serein, apaisé.
On retrouvera cette même capacité à dépasser le cadre matériel dans Breath, lorsque l'héroïne recrée à chaque visite le décor de la cellule où elle vient voir le criminel qu'elle aime : "rites d'amour et de mort", le titre de Mishima conviendrait pour qualifier cette variation sur l'adultère, le voyeurisme, l'art et la pulsion de mort.
Entre-temps, Kim avait tourné L'Arc, nouvel univers clos, cette fois un bateau, sur lequel vivent un vieillard et sa fille adoptive, dans l'attente de la cérémonie de mariage – histoire d'amour fou à la conclusion ausssi violente que certaines images de L'Île.
Amour fou encore dans Time (2006), apologue douloureux sur l'apparence – une femme se fait refaire le visage, retrouve son ancien amant inconsolé, devient jalouse de l'amour qu'il continue d'éprouver pour son ancienne image et le perd de nouveau. Si l'on définit un auteur par la persistance de ses thèmes et son obstination à en exploiter toutes les facettes, Kim Ki-duk (signataire de tous ses scénarios), incontestablement, entre dans la catégorie.
Lucien Logette