Rien ne prédisposait ce fils de pasteur protestant à se lancer dans le cinéma. Mais son père, Élie Allégret, avait été en 1885 le précepteur du jeune André Gide, avec lequel il conserva des relations suivies. Et lorsque celui-ci, devenu écrivain célèbre, entreprit en 1927 un périple africain, Marc, qu'il faisait passer pour son neveu, fut de l'expédition, avec une caméra – la mode était alors au documentaire d'exploration, après le succès de La Croisière noire (1926).
De ce séjour, Gide rapporta un livre et Allégret un film, qui, sous le même titre de Voyage au Congo, dénonçaient la situation coloniale.
Ce qui n'était qu'un journal de voyage servit à Marc de ticket d'entrée dans le cinéma français, alors à la veille de sa première grande mutation. Gide, passionné par le cinéma, lui écrivit même le scénario d'un moyen métrage, Papoul ou l'Agadadza, en 1929, "un chef-d'œuvre qui a heureusement péri", selon Pierre Braunberger, son producteur. Allégret signa son premier film parlant, La Dernière Bobonne, un court métrage comique avec le débutant Fernandel, en 1930, entamant une carrière de cinéaste fécond – 52 films jusqu'au Bal du comte d'Orgel, son utlime réalisation en 1970.
Aucun chef-d'œuvre dans sa filmographie – Entrée des artistes (1938), son titre le plus célèbre, vaut plus aujourd'hui comme un documentaire sur Louis Jouvet et son enseignement théâtral que pour ses qualités fictionnelles propres -, peu de films qui ont marqué l'Histoire, mais lorsque l'on revoit certaines de ses œuvres des années 30 ou 40, on constate qu'elle ont souvent mieux résisté au temps que d'autres plus célèbres.
Il commence dans la facilité du vaudeville (Mam'zelle Nitouche, 1931), mais accède dès 1932, avec Fanny, deuxième partie de la trilogie marseillaise de Pagnol, à la grosse production servie par des acteurs célèbres, catégorie qui sera son lot durant les années 30.
Il fait tourner Raimu (Fanny, Gribouille, 1937), Jean Gabin (Zouzou, 1934), Gaby Morlay et André Luguet (Les Amants terribles, 1936), Jules Berry et Arletty (Aventure à Paris, 1936), Edwige Feuillère (La Dame de Malacca, 1937), Charles Boyer (Orage, 1938), dans des films toujours solides et précis, atteignant parfois une élégance et un charme encore sensibles aujourd'hui, tel Lac-aux-dames (1933), adaptation du roman de Vicki Baum joliment dialoguée par Colette.
Il se révèle surtout comme un remarquable directeur de jeunes actrices, qu'il est souvent le premier à repérer : ainsi, Simone Simon, découverte dès Mam'zelle Nitouche, éblouissante dans Lac-aux-dames, et dont il fera une de ses interprètes d'élection (La Petite Chocolatière, 1932, Les Beaux Jours, 1935, Petrus, 1946). Ainsi Joséphine Baker, dont il filme les débuts dans le parlant (Zouzou). Ainsi Michèle Morgan, à qui il offre son premier rôle (Orage). Ainsi Odette Joyeux, recrutée pour Lac-aux-dames et qui éclate dans Entrée des artistes.
L'Occupation ne brise pas son élan – mais il ne tourne aucun film pour la Continental, la firme allemande installée à Paris, et ne subira aucune tracasserie à la Libération – et il signe cinq titres en trois ans (1941-1944), dont La Belle Aventure, avec Claude Dauphin et Micheline Presle (et Danièle Delorme dans son premier rôle), Félicie Nanteuil (avec les mêmes) et Les Petites du quai aux Fleurs, très jolie histoire d'un libraire parisien encombré de filles qui voit les débuts de Gérard Philipe.
Il n'a ni la force et la méchanceté d'Autant-Lara, ni l'ambition et les moyens de Carné, mais rien de ce qu'il réalise durant cette période n'est indifférent – la qualité française dans toute sa transparence.
Curieusement, l'immédiate après-guerre lui réussit moins bien : ni Lunegarde (1946, avec Gaby Morlay), ni Petrus (avec un Fernandel à contre-emploi) ne sont des succès et il part à l'étranger rechercher son inspiration. Il y réussit en Grande-Bretagne – Blanche Fury (1947, polar d'ambiance victorienne avec Stewart Granger et Valerie Hobson) -, moins au Canada, où sa version de Maria Chapdelaine (1950, avec Michèle Morgan) est loin de faire oublier la précédente, celle de Julien Duvivier (1935, avec Madeleine Renaud).
Il revient en France en 1950 pour tourner un film qui boucle ses vingt-cinq premières années de cinéaste : Avec André Gide, remarquable documentaire où il capte les derniers mois de la vie de son ancien mentor (Gide décède en février 1951). Œuvre grave, dans laquelle Marc Allégret dit adieu à sa jeunesse et qui inaugure une décennie en demi-teinte, où alterneront comédies gentiment insignifiantes (La Demoiselle et son revenant, 1952, Les Affreux, 1959), comédies réussies pleine d'allant (Julietta, 1953, avec Jean Marais, Dany Robin et Jeanne Moreau ; En effeuillant la marguerite, 1956, assurément une des plus joyeuses apparitions de Brigitte Bardot durant cette période), drame raté (L'Amant de lady Chatterley, 1955, avec Danielle Darrieux) ou semi-réussi (Un drôle de dimanche, 1958, avec Darrieux et Bourvil).
Mais il continue à dénicher des jeunes acteurs chez qui il sent des natures prêtes à s'épanouir : Futures vedettes, titre parfaitement adapté, présente en 1955 un vivier de comédiens en gestation digne de son lointain Entrée des artistes, puisque l'on y croise, outre Bardot déjà en majesté aux côtés de Jean Marais, Anne Collette (que la Nouvelle Vague récupèrera vite), Marielle (future Mylène) Demongeot, Pascale Aufrey (bientôt Audret), Guy Bedos et Daniel Emilfork, tous débutants.
Même caractéristique pour Sois belle et tais-toi ! (1958), où, autour d'Henri Vidal, alors star française, et de Mylène Demongeot, il fait évoluer des "petits jeunes" comme Roger Hanin, Alain Delon et Jean-Paul Belmondo.
Avoir découvert autant de comédiens qui vont exploser au début des années 60 lui servira peu, au contraire : pour les critiques qui ont préparé dix ans durant le terrain pour l'éclosion de la Nouvelle Vague, Marc Allégret, au même titre que son frère Yves mais sur un autre plan, représente le cinéma français à éliminer.
Opération réussie : entre 1959 et 1970, il ne pourra tourner que trois longs métrages (dont l'un, Les Démons de minuit, 1961, en coréalisation avec Charles Gérard) et un court – un sketch des Parisiennes (1962) où il associe Catherine Deneuve et Johnny Halliday (encore une première apparition). L'Abominable Homme des douanes (1963, scénario et dialogue de Pierre Prévert), fait pourtant la joie des amateurs de Darry Cowl, de Francis Blanche et de Pierre Brasseur, mais pour les producteurs, le temps n'est plus aux anciens : Truffaut, Chabrol, Godard sont là. Allégret revient aux documentaires pédagogiques (sur Gide de nouveau, sur Lumière), devient président de la Cinémathèque française, juste avant l'affaire Langlois, travaille sur d'anciens projets, comme l'adaptation des Faux-monnayeurs de Gide et du Bal du comte d'Orgel, de Raymond Radiguet, qu'il avait côtoyé au début des années 20.
C'est grâce à Roger Vadim, qui se porte garant auprès des producteurs, que ce dernier projet peut se monter. Françoise Sagan, autre garantie, signe les dialogues, et Allégret se lance dans la réalisation d'une de ses œuvres les plus ambitieuses – une des rares où il doit recréer une époque disparue.
Trop attendu, Le Bal déçut et le public ne suivit pas. Peut-être le choix de Sylvie Fennec et de Bruno Garcin pour interpréter le couple principal, habituel pari du cinéaste sur de nouveaux visages, était-il une erreur – aucun ne connut de véritable carrière. Mais Micheline Presle et Jean-Claude Brialy y sont à leur meilleur. Un échec impose une révision. Marc Allégret n'eut pas le temps de la connaître : il mourut trois ans plus tard.
Il laisse un nom moins affirmé que celui de son jeune frère Yves, sans doute parce que l'on n'a jamais senti dans ses films un univers personnel – alors que pour Yves, la seule trilogie noire de la fin des années 40, Manèges, Dédée d'Anvers et Une si jolie petite plage, permet l'identification. Un réalisateur, pas un auteur : la qualification est infâmante.
Et pourtant, Marc Allégret, en quarante ans et cinq douzaines de titres, se présente comme un des artisans les plus solides – ce qui n'interdit pas la subtilité – du cinéma français de son temps. Encore faut-il se pencher sur sa filmographie…
Lucien Logette