Vermisat, son premier titre, pourtant remarqué à Venise en 1974, n'est sorti à Paris, à la sauvette, qu'en 1977 – et est demeuré inédit en Italie. Son troisième film, Barnabo des montagnes, n'a pu sortir en France, rapidement, que grâce à sa sélection dans la compétition cannoise en 1994. Quant à son récent Calle de la pieta, cosigné par Karine de Villers, sa présentation au dernier festival méditerranéen de Montpellier en 2010 n'a pas été suivie par une exploitation commerciale. Mario Brenta représente exemplairement un auteur secret.
Né en 1942, à Venise (Italie), il ne débute dans le cinéma de fiction qu'en 1974, après quelques travaux dans le cinéma publicitaire et à la télévision. Vermisat, à une époque où les cinéastes italiens cultivent l'engagement politique (c'est le temps des grands films de Francesco Rosi, Elio Petri, Damiano Damiani), surprend comme un retour à une pratique néoréaliste loin du temps. Brenta ancre profondément dans le réel son histoire d'un ramasseur de vers de terre de la plaine du Pô (le "vermisat" du titre), qui revend sa récolte à des marchands d'articles de pêche. Ce "sous-prolétaire voué au désespoir", comme écrivait Jean Delmas, est contraint pour survivre, outre les heures passées à râcler la boue, de vendre son sang. Touché par la tuberculose, il finit par s'échapper de l'hôpital pour constater que l'ancienne prostituée avec laquelle il vivait s'est enfuie. Un tel résumé laisserait croire à un misérabilisme dégoulinant – boue, crasse, ordures, maladie, solitude.
Si le film évite la noirceur complaisante, c'est par l'honnêteté et la justesse du regard que porte l'auteur sur son personnage. Brenta ne fait pas de son héros (interprété par un non-professionnel) un symbole beckettien de l'homme sans dieu écrasé par sa condition. Pas de métaphysique ni de morale. Il décrit simplement un univers sans issue dont les occupants tournent en rond dans la nuit, comme dans le palindrome fameux ("in girum imus nocte…). Pour les peu nombreux qui l'ont vu, le film demeure inoubliable.
Brenta travaille, à partir de 1982, avec Ermanno Olmi, dans le cadre d'Ipotesi Cinema, le laboratoire d'idées et d'expériences que celui-ci a créé et qui accueille tous ceux qui veulent s'interroger sur le cinéma, sa pratique, ses buts, ses moyens, école sans diplômes ni récompenses qui a marqué durablement tous les cinéastes qui y furent formés. Il y réalise un superbe court métrage, Robinson in laguna (1985), portrait d'un ilien solitaire dans la lagune vénitienne, et enchaîne avec Maicol (1989) ; le héros n'en est plus un ramasseur de vers, mais un enfant de 5 ans, qui vit avec sa mère dans la banlieue milanaise, dans une solitude aussi profonde que celle du vermisat lombard. Perdu dans le métro, il y erre toute une nuit, avant de retrouver au matin sa mère et la même solitude affective. Brenta ne juge pas, ni la mère absente, ni l'enfant mutique ; la pudeur avec laquelle il filme le mal-être de ses personnages donne à Maicol toute sa force, une force suffisamment perceptible pour que le film obtienne le prix Georges Sadoul du meilleur film étranger 1989.
Barnabo des montagnes, pour la première fois, n'est pas un scénario original, mais l'adaptation d'un roman de Dino Buzzati. Brenta y affirme un rare sens de l'espace et du paysage – même si, à l'image de la plaine du Pô ou de la banlieue de Milan, les Dolomites sont aussi une prison, comme le rivage des Syrtes ou le désert des Tartares, une prison que quitte Barnabo, garde-forestier exilé dans la plaine pour expier sa faute. Lorsqu'il remontera, quelques années plus tard, dans ses montagnes, il n'y trouvera qu'une caserne vide – toujours la solitude.
Barnabo est un film gracquien – on peut rêver sur l'adaptation que Brenta aurait pu faire d'Un balcon en forêt. En l'état, le film, fable, métaphore, conte, légende, constitue le point dominant d'une œuvre trop courte, en attendant Calle de la pieta, documentaire-fiction sur le dernier jour du Titien.
Lucien Logette