Pierre Étaix ou le difficile destin des cinéastes comiques français… Comment ne pas le rapprocher de Jacques Tati, un de ses maîtres ?
Né le 23 novembre 1928, à Roanne, décédé le 14 octobre 2016, il ne réalise que six films en 25 ans (six films en 37 ans pour l'auteur de Jour de fête). Pour chacun pourtant, une reconnaissance générale, de la critique et d'un public exigeant. Mais pour chacun, une filmographie raréfiée pour raisons financières, les dettes pour l'un, la bataille judiciaire pour l'autre.
Étaix, comme Tati, est un maillon d'une chaîne comique entamée par les premiers acteurs burlesques des années 10, continuée par Buster Keaton ou Laurel & Hardy, entre dix autres, et dont on le croyait l'ultime représentant, jusqu'à ce qu'apparaissent récemment quelques bourgeons tardifs, telle l'équipe de Rumba, Dominique Abel et Fiona Gordon.
Ce n'est pas le cinéma que Pierre Étaix visait en s'installant à Paris, au début des années 50, mais l'illustration de livres à laquelle sa formation de graphiste le destinait. Il devient clown, par passion pour le cirque, et, tout en faisant la tournée des cabarets, assiste Tati, comme gagman pour Mon oncle (1958).
C'est sa rencontre avec Jean-Claude Carrière qui est déterminante. Ils écrivent ensemble quelques scénarios de courts métrages, les réalisent et le ton neuf qui s'y fait entendre trouve un écho : Heureux anniversaire, à la surprise générale, décroche en 1963 l'Oscar du court métrage. Le succès leur permet de passer du court au long, et Le Soupirant, toujours coécrit par Carrière, ainsi que les quatre longs qui suivront, est salué en 1962 comme une révélation.
Étaix y campe un personnage auquel il restera fidèle d'un film à l'autre, celui d'un rêveur décalé dans la lignée d'Harry Langdon, inadapté au monde qui l'entoure. Amoureux mutique à la tête dans les étoiles, il ne parvient à affronter la réalité que par le détournement poétique des objets et des gens. Le personnage est à peine inventé, c'est Étaix lui-même ; mais la force poétique ne serait pas suffisante si elle ne s'appuyait pas sur une mécanique bien huilée, ce qui est le cas de l'horlogerie mise au point par les deux compères, et dont on ne trouve guère d'équivalent dans le comique français depuis Les Vacances de Monsieur Hulot. Deux ans plus tard, Yoyo, déclaration d'amour au monde du cirque, vient confirmer les espoirs lancés par Le Soupirant. Même si le héros est millionnaire, il conserve les caractéristiques de l'astronome distrait précédent : il est prêt à tout pour suivre la fille disparue qu'il aime depuis longtemps et qui, miracle, est aujourd'hui écuyère dans le cirque qui passe devant son palais et pour lequel il plaque tout. Son fils deviendra clown, un clown célèbre qui reviendra habiter la demeure de son père avant de repartir sur les routes, car telle est la voie du spectacle.
Si le comique, centré sur l'univers traditionnel du cirque, semblait à l'époque moins efficace que dans le premier titre, les qualités du film sont apparues avec le temps et la beauté de sa mise en scène, du noir & blanc superbe à l'hommage au cinéma muet, ont illuminé sa projection (la première depuis 25 ans) au Festival de Cannes 2007, dans la section Classics. Tant qu'on a la santé (1966) reprend le personnage du Soupirant, encore plus incapable de s'adapter au monde environnant ; tout l'agresse, les bruits, les bousculades, l'univers tel qu'il va, et seule l'installation à la campagne semble la solution.
Lorsqu'il déclarait, au moment de la sortie, que "toute la philosophie du film était dans le titre", Étaix cernait exactement son propos, avec sa force – la dénonciation d'une société empoisonnante, au sens propre – et sa limite – la satire strictement sociale est souvent courte si elle ne débouche pas sur une vision plus ample. Mais la mécanique du gag s'y exerçait à plein, comme elle s'exercera dans Le Grand Amour (1969), même si, ici, le ton change : toujours rêveur, le héros, et toujours amoureux, mais a-t-il poursuivi le bon rêve, a-t-il choisi le bon amour ? En tout cas, la découverte de la couleur n'enlève rien à l'inventivité comique et le lit qui dérive sur les routes demeure un grand moment de poésie en action.
Est-ce d'avoir pris brusquement conscience que le comique, dans sa veine royale, devait recéler une dose de méchanceté – Chaplin ou Keaton étaient de vraies teignes – qui lance Étaix sur les chemins de son Pays de cocagne ? Sa vision des Français en vacances n'a rien d'idyllique, elle est même spécialement acerbe : Étaix a filmé, le temps de l'été 1969, le peuple d'en bas, celui des campings, du Tour de France, des amusements gras et de la vulgarité complaisante.
Rien n'y transparaît du délicat poète du décalage et de l'inadaptation : le rêve n'est plus de mise, c'est l'heure de la consommation de masse et du grégarisme triomphant. Le film ne sortit qu'en 1971 et son accueil fut, on s'en doute, catastrophique (Michel Audiard connut la même déroute en 1974 pour son Vive la France !, qui jetait sur le peuple un regard également décapant). L'auteur s'éloigna du cinéma. Éloignement dommageable, même si le monde du cirque y a gagné : Étaix créa, avec Annie Fratellini, son épouse, l'École nationale du cirque, toujours en activité. Et ce n'est qu'en 1987 qu'il signa L'Âge de Monsieur est avancé. L'inadéquation du rêveur au monde n'était pas seulement une invention : la réalité économique est souvent la plus forte. Étaix perdit tout contrôle sur ses films, dont les droits étaient tombés dans le patrimoine d'une société de production et ce n'est qu'au bout de plusieurs années de combat juridique, soutenu par l'ensemble de la profession, qu'il est parvenu, récemment, à les récupérer. L'occasion est enfin offerte de vérifier leur importance.
Lucien Logette