Ses deux premiers titres (Une histoire d’amour, 1969 et Gilliap, 1975) sont trop anciens pour faire sens, mais les deux derniers, ainsi que ses deux courts, Quelque chose est arrivé (1986) et Monde de gloire (1991), sont d’une cohérence parfaite : aucune solution de continuité entre les uns et les autres ; plutôt que des œuvres différentes, ce sont plusieurs moments d’une même œuvre que nous propose Andersson, et des éléments de Monde de gloire pourraient être intégrés à Nous, les vivants sans que la suture apparaisse.
Le label « cinéaste visionnaire » a été si souvent galvaudé qu’on n’ose plus guère le ressortir de la boîte à clichés. Difficile pourtant de trouver une appellation plus pertinente pour le qualifier. Il est un de ces peu nombreux, comme Aki Kaurismaki, reconnaissables au premier cadrage, à la première intonation du premier acteur du prégénérique – le silence avant Roy Andersson, c’est déjà du Roy Andersson.
Procédé, griffe, marque de fabrique ? Plutôt réinvention complète et transmission d’un monde irréel à force de réalisme forcené – la référence à Otto Dix s’impose, mais pas seulement. Le surréalisme est passé par là, celui de Chirico, pour les perspectives désolées, de Magritte, pour les personnages en costumes hantant des lieux improbables, de Delvaux, pour les cérémonials figés : la procession de flagellants qui passe en arrière-fond dans Chansons, le sacrifice de la petite fille jetée d’une falaise sous les yeux d’une brochette d’évêques et de préfets dans le même film, évoquent certaines épiphanies jadis concertées par Jean Benoît ou Jodorowsky. Influences non revendiquées, pas plus que celles de Kafka, de Beckett ou du nonsense, dont on pourrait évidemment déceler les traces. Andersson est un Terrien moderne ; que l’on retrouve dans son œuvre ce qui a constitué le souffle et le sel du siècle enfui n’a rien d’étonnant.
Tous les films d’Andersson sont construits de façon similaire : une succession de scènes autonomes en plans fixes, chacune exploitant à son terme une situation unique, montées bout à bout. Dans le plan, un personnage, ou dix, ou plusieurs centaines, le plus souvent immobiles ou animés d’un mouvement imperceptible. Les personnages sont blafards, les décors ont la couleur du vomi, les extérieurs baignent dans une lumière d’aquarium.
L’intrigue de Chansons est vaguement construite autour de quelques « héros » récurrents, celle de Nous, les vivants (2007) accumule les saynètes (56 exactement) dans lesquelles seule une poignée d’individus identifiables réapparaît. Les uns pleurent, les autres hurlent, tous se déchirent, copulent misérablement en égrenant les cours de la bourse, se lamentent de ne pas être compris, meurent. Aucune lueur ne vient caresser ce monde sans enchantement. Au premier abord, donc, un cinéma qui donnerait envie de fuir dans une autre direction. En réalité, après trente secondes de film, il est impossible de s’en arracher, tant est grande la puissance de fascination de cet univers recomposé.
Peu de choses pourtant sur l’écran : un vieillard qui passe devant une façade de restaurant, appuyé sur un déambulateur, traînant au bout d’une laisse un chien couché sur le dos et qui gémit. Un joueur de grosse caisse qui répète soigneusement sa partition. Un vendeur de moquette qui pleure devant ses clients parce que sa femme l’a traité d’andouille. Un coiffeur qui trace brutalement un sillon dans une chevelure. Un psychiatre qui confie à la caméra qu’il n’en peut plus d’essayer de rendre heureux des gens méchants. Aucun pourtant de ces plans apparemment insignifiants qui ne nous captive immédiatement, sans que l’on puisse définir à quoi tient cette magie - cadrage, équilibre des corps, étirement exact de la séquence, suspension du temps, comme dans le tableau de Magritte où une locomotive traverse le manteau de cheminée (La Durée transpercée) ? -, pas plus que l’intense jubilation qui nous saisit et grandit au fil du film, en même temps que la détresse des insectes humains qui s’agitent devant nous. Car le regard d’Andersson, en misanthrope fraternel, évite toute complaisance, et le rire qui naît est celui de la connivence et non du mépris.
Nous, les vivants commence par l’évocation d’un cauchemar – « j’ai rêvé que des avions venaient bombarder la ville » - et s’achève sur sa réalisation – d’innombrables avions silencieux arrivent au-dessus de Stockholm. Avant cette fin du monde annoncée, nous aurons pu profiter d’un des plus beaux travelings de l’ère chrétienne, celui qui accompagne un vénérable professeur marchant au milieu de plusieurs centaines de ses collègues chantant debout sur des tables, et d’un plan inoubliable, celui d’un immeuble glissant sur des rails pour quitter une gare sous les hourrahs. Nous ne sommes pas loin, sur le chapitre de l’imaginaire, de la statue en baleines de corset et des rails en mou de veau des Impressions d’Afrique. C’est dire à quel niveau nous plaçons Roy Andersson.
Lucien Logette