"A priori, plusieurs caractéristiques pourraient nous rendre méfiant devant Braquer Poitiers. Sa bande de pieds nickelés à l’accent bruxellois - Thomas et Francis qui séquestrent chez lui le châtelain Wilfrid, propriétaire de stations de lavage automatique de voitures, afin de lui dérober chaque jour ses recettes - lorgne du côté d’un comique forgé à coups de trognes bien marquées et alcoolisées, qui ne nous étonne plus guère tant la comédie belge (et grolandaise) a épuisé ce filon depuis vingt ans. Par ailleurs, la méthode du cinéaste et homme de théâtre Claude Schmitz, consistant à partir sans scénario pour construire peu à peu son récit en fonction des improvisations de ses acteurs, aurait de quoi nous faire craindre la paresse d’un cinéma se contentant d’enregistrer l’excentricité en roue libre de pittoresques personnages.
Bien que sans cesse menacé par ces écueils, le film s’en sort pourtant avec une vraie délicatesse qui débouche sur une singulière émotion. Sa première force est de jouer sur la rencontre et l’harmonisation des contraires, principe qui l’empêche de s’appesantir dans un dispositif figé. Avec Wilfrid, qui accepte de subir l’improbable braquage dont il est victime tant qu’il le sort de sa solitude, Thomas et Francis se confrontent à un rapport à l’argent, au temps, à l’existence et à la parole très éloigné du leur. Peu à peu une étonnante complicité circule entre ces êtres réunis par un prétexte scénaristique qui relève plus du jeu enfantin que du film noir, et qui n’est au fond qu’une transposition de la situation même du tournage : une équipe de braqueurs ou de cinéma envahissant le château de Wilfrid Ameuille, dans son propre rôle, à la fois dépouillé dans la fiction et producteur du film dans la réalité. Une vraie drôlerie, puis un surprenant charme, et finalement de la mélancolie naissent de l’étrangeté spontanée (ou de l’étrange spontanéité) de leurs discussions et moments partagés.
A cela s’ajoute une mise en scène dont la précision apparaît elle aussi comme un contrepoint au débraillé des kidnappeurs et de leur coup foireux. Des plans fixes, toujours élégamment cadrés et photographiés, où se déploie la beauté printanière de la lumière et de la nature, plongent ces bras cassés dans une atmosphère impressionniste où ils réapprennent à profiter de l’instant, à savourer un temps sans action. Bientôt les rejoignent deux amies, dont la présence est un supplément de grâce et achève de transformer ce faux polar en vrai film de vacances.
Dans cette productive confusion entre le tournage du film et sa fiction, on assiste «en temps réel» à la façon dont les acteurs s’approprient plus ou moins un plan ou une scène. Et à ce jeu, c’est bien Wilfrid Ameuille qui parvient à remporter la mise, comme son personnage réussit à passer de victime à maître du jeu. Le film s’accorde à sa singulière et attachante personnalité, jusqu’à finalement en devenir le portrait. Et ça n’est pas simplement pour transformer un moyen métrage en long que Schmitz a ajouté un épilogue de vingt-six minutes au film de cinquante-neuf minutes qui avait jusqu’à présent fait le tour des festivals et remporté un prix Jean-Vigo.
Cet ajout automnal, intitulé Wilfrid, célèbre ce que le film et l’acteur se doivent mutuellement, en abolissant plus encore toute distance entre réalité et fiction, jusqu’à faire réapparaître un personnage que l’on croyait mort ou montrer des flyers annonçant les projections de la précédente version de Braquer Poitiers. Cet addenda est moins une suite au récit que le prolongement à la fois festif et tendre de la belle connivence que le premier tournage avait engendré - il nous montre combien la fabrication d’un film peut aussi aboutir à la naissance d’une bande d’amis. C’est du moins ainsi que le solitaire Wilfrid l’a vécue, et il semble vouloir que ça ne s’arrête jamais."
Marcos Uzal