On pourrait dire que L'Autre Rive est la version au sprint et dans les bois, la version profuse et enchantée de Gerry. Deux films sur l’endurance et la fraternité. Ils partagent une image : l’intensité muette de deux garçons assis autour d’un feu la nuit.
Tout aussi solitaire et tout aussi euphorique, l’exploration formelle est traversée chez David Gordon Green par des crises qui sont autant d’éclairs. Crises qui peuvent se réduire au trait marqué par un zoom rageur, ou au comique d’une phrase sibylline : « Je classe mes livres en fonction de leur odeur. » Crises parfois longues, qui ne se résolvent alors qu’en une dépense totale. Dépense d’argent quand au terme d’une dernière course Chris jette toutes ses pièces d’or dans le fleuve. Mais aussi dépense physique, carburant du film dès le prégénérique.
Poursuivi par le père de sa petite amie, Chris détale dans une campagne idyllique. Il grimpe sur un toit, saute, pousse un hurlement : il vient de se planter dans le pied un clou énorme, il continue de courir, la planche accrochée à la patte. Flamboyante, cette scène révèle bétonnante plasticité de la mise en scène, capable de mettre une orgie d’effets (surimpressions, zooms, ralentis, images arrêtées, points de vue incongrus. ..) au seul service d’un galop s’inscrivant dans une nature habitée.
Le calme succède à l’exubérance, L’Autre Rive balance entre sagesse et férocité. Mais ce qui ne bouge pas, c’est la transparence poétique de ses personnages. Transparence unifiant la matière hétérogène d’un film hanté par les mythes et les récits primitifs ; et qui permet de prendre en charge le dialogue avec un « grand classique » (La Nuit du chasseur) en l’articulant à un inconscient aussi chargé que dans le plus atteint des David Lynch.
Quelque part dans le Sud des Etats Unis, un empailleur, John (Dermot Mulroney), vit en ermite dans une bicoque au milieu des bois avec ses deux fils, Chris (Jamie Bell) et son petit frère maladif Tim (Devon Alan). Débarque un oncle, Deel (Josh Lucas). Fâchés depuis que John lui a fauché sa femme - la mère des enfants, morte entretemps - les deux frères se réconcilient. Deel s’installe. Présence de plus en plus hostile, il va cuisiner les enfants pour trouver le trésor, ersatz de la mère, collection de pièces d’or que John aurait dû partager avec lui. Vous connaissez la suite : Deel tue John, les enfants se sauvent in extremis. La deuxième partie retrace leur fuite vers le Mexique par les bois et les villages.
Comparé aux autres, Deel est un personnage unidimensionnel : c’est une des originalités de L’Autre Rive de réintroduire la figure du méchant, pur et dur, celui dont plus personne ne semble vouloir aujourd’hui. L’identification du mal a au moins deux fonctions pour Green : l’une est poétique, et l’autre, doublure chaude de la première, psychanalytique. Bien que celle-ci soit secondaire, sa visibilité exige de commencer par elle.
A quoi sert donc le méchant ? Au moins à détourner d’un plus gros problème. Pour le comprendre, il faut revenir à La Nuit du chasseur. Quelle différence entre les deux récits ? Lillian Gish n’existe plus ; la petite fille devient un petit garçon, et la mère un père viril, cool (la pipe, les bottes), veuf. Il est permis de voir ce changement de sexe comme une expulsion du féminin. L’équilibre du film de Green repose sur trois couples masculins et dissymétriques.
1. Les deux enfants, dont l’un, Chris, est en pleine forme, alors que l’autre,Tim, souffre d’une « anxiété pathologique » qui lui coupe l’appétit sauf pour ce qu’il trouve par terre à ses pieds, maladie dont Chris dira laconiquement que « c’est à cause de l’infini ».
2. Les deux frères adultes, l’un mauvais, l’autre ambigu.
3. Le duo constitué par ces deux paires. Les connotations érotiques et incestueuses de cet ensemble sont manifestes. Liés par un rapport d’inceste au second degré puisqu’ils ont partagé la même femme, les deux frères adultes forment un inquiétant couple parental. Celui des enfants ne l’est pas moins. « Est-ce que je peux mettre mon doigt dans le trou de ton pied ? » L’air de sobre innocence avec laquelle Tim pose cette question à son frère après l’accident du clou renvoie le charme de la scène à celui des rêves. Leur beauté, c’est bien cette truculente obscénité dont personne n’est responsable.
Ce qui reste des femmes ? De la mère, deux répliques. Tim : « Elle était belle maman ? » Chris : « Pas mal pour une mère je suppose... Mais elle avait une sorte de moustache . » La fille jolie dont Chris est amoureux disparaît aussitôt, masquée par son père brandissant un fusil. Plus tard, un couple de paysans recueille Tim et Chris. En plein milieu du premier repas la femme éprouve le besoin d’étaler sa stérilité (« Vous savez, on ne peut pas avoir d’enfant »).
Les autres femmes croisées, une villageoise aux dents gâtées, une voleuse évacuée sans scrupules, ne réhaussent pas le tableau. Un plan résume la phobie de la sexualité qui est ici à l’œuvre : à droite, le pur visage de Tim, à gauche, la gueule ouverte d’un chat empaillé - sorte de vagin denté, expression muette de son effroi. Ni misogyne, ni homosexuelle, cette hantise, c’est le rêve cruel de l’enfance éternelle. Et le fleuve où Chris vide le contenu de sa bourse, c’est celui dont parlait son père, un fleuve qu’il faut passer, non pour accéder au royaume des morts, mais pour devenir adulte.
On pourrait poursuivre sans fin l’exégèse de ce texte obscur et limpide de l’inconscient. On en oublierait l’essentiel. Revenons à la fonction poétique du méchant : elle est de délivrer les personnages de l’opacité - si leurs instincts sont si visibles, c’est du fait de cette transparence essentielle, apte à réconcilier la fmitude des appétits avec l’infini de l’humain.
La liaison entre innocence et sauvagerie s’accompagne d’un mariage transgressif du païen et du religieux, résumé par la présence ambivalente des animaux. La compagnie des porcs recèle quelque chose d’indistinctement trivial et sacré, réaliste et féerique. Mais le religieux ne réside pas dans quelques faux indices. Il tient à la bonté et même à la charité que le film exhale, à l’intensité d’un regard qui fait de Green un héritier de James Agee. « Chaque personne est une vie nouvelle et d’une tendresse incommunicable, blessée à chaque respiration, et presque aussi peu vulnérable au meurtre qu’elle est blessée facilement, faisant face, pour un temps, sans armure, aux assauts monstrueux de l’univers. » (Louons maintenant les grands hommes). Louons les vertus de cet amalgame qui, soudant l’amour chrétien, la sympathie universelle et la barbarie de l’inconscient, convertit des instincts contradictoires en une seule force de propulsion.
Mia Hansen-Løve, Janvier 2005
Quelle découverte extrordinaire !
tout est dit dans le commentaire d Inrock... à voir absolument...