Rien pourtant ne le prédestinait à l'étude de terrain, puisque c'est en tant qu'ingénieur des Ponts et Chaussées qu'il entra dans la carrière. Et nul doute que s'il avait été amené à créer des autoroutes en Allemagne, il serait demeuré constructeur de voies jusqu'à la retraite. Mais c'est au Niger qu'il se retrouve, à la fin des années trente, où le contact avec les ouvriers locaux lui fait découvrir leurs rites magico-religieux.
Après la guerre, effectuée dans la division Leclerc, il abandonne le bitume pour l'ethnographie, et suit les cours de Marcel Griaule, le spécialiste des Dogons (avec lequel il soutiendra plus tard, en 1953, une thèse de doctorat). Il retourne en Afrique, descend le fleuve Niger avec une caméra 16 mm et filme ce qu'il découvre. Il en tire en 1947 Au pays des mages noirs, un court métrage ; le mouvement est lancé, qui donnera près de cent vingt films répertoriés, courts, moyens, longs, documentaires ou fictionnels. Ses premiers essais, Hombroï, La Circoncision (1948) auraient pu demeurer réservés au seul usage des scientifiques du musée de l'Homme, pour lesquels ils étaient destinés.
Mais Initiation à la danse des possédés est sélectionné pour le premier Festival du film maudit de Biarritz, en 1949, et en remporte le Grand prix, preuve que le film ethnographique peut trouver un public. Rouch, en se partageant entre Paris (le CNRS, où il est chargé de recherches, le Comité du film ethnographique, qu'il crée en 1953 avec Griaule et Henri Langlois) et l'Afrique, va signer, au long des années 50, une série de films remarquables, Cimetière dans la falaise, Les Maîtres fous, Les Fils de l'eau, Jaguar, La Chasse au lion à l'arc (qu'il n'achèvera que dix ans plus tard), dans lesquels il met au point sa méthode d'approche, jugée d'ailleurs trop personnelle par certains spécialistes – Griaule lui demande même, vainement, de détruire Les Maîtres fous, qui révèle des pratiques jugées incompréhensibles pour les non-initiés.
Méthode qui l'amène à abandonner le documentaire pour la fiction, mais une fiction qui s'appuie sur une base réelle, des "comédiens" non-professionnels incarnant devant la caméra les personnages qu'ils rêvent d'être : ainsi naît Moi, un noir (1958), où les jeunes Ivoiriens d'un quartier d'Abidjan, improvisent, sous leurs pseudonymes d'Eddie Constantine et de Dorothy Lamour, des situations qui échappent à la réalité quotidienne.
Le procédé n'a guère d'équivalent en France, où la Nouvelle Vague n'en est qu'à ses balbutiements, un peu plus chez certains cinéastes américains indépendants, tel Sidney Meyers. L'impact de Treichville (autre titre du film) est fort – il décroche le prix Louis-Delluc en 1958 -, et Rouch suffisamment satisfait de sa méthode pour tourner ensuite, au même carrefour du documentaire et de la fiction sociologique, La Pyramide humaine (1959), psychodrame joué par les lycéens Blancs et Noirs d'une terminale du lycée d'Abidjan. Avec son "actrice" principale, Nadine Ballot, il signera en 1962 La Punition, moyen métrage avec Jean-Claude Darnal, puis des courts, Marie-France et Véronique (1964), Les Veuves de 15 ans (1965) et enfin Gare du Nord, un des sketchs du manifeste quasi posthume de la Nouvelle Vague Paris vu par… (1965) – sans doute un de ceux qui ont le mieux résisté au temps.
Mais Rouch n'avait pas totalement abandonné la forme documentaire : entre ses deux expériences en Côte-d'Ivoire, il se lance à Paris, pendant l'été 1960, en compagnie d'Edgar Morin, dans un film encore une fois sans précédent hexagonal : Chronique d'un été. Réunissant un échantillon de Parisiens, des étudiants, des employés, des ouvriers (y compris Nadine et Landry, acteurs de La Pyramide humaine), les réalisateurs leur posent la question : "Êtes-vous heureux ?"
Tourné avec un prototype, une caméra 16 Éclair-Coutant, qui permettait un filmage au plus près, avec son synchrone, Chronique d'un été abordait tous les sujets du temps (comme fera Le Joli Mai de Chris Marker et Pierre Lhomme deux ans plus tard). Cinéma-direct, cinéma-vérité, cinéma-mensonge : la presse de 1961 est riche de prises de position en faveur – et souvent en défaveur – du film (cependant récompensé par le Prix de la Critique à Cannes). Cinquante ans plus tard, il constitue un témoignage de premier ordre sur le Paris du début des années 60, et les préoccupations et les rêves de certains de ses habitants – dont quelques-uns, depuis, se sont faits un nom, tels Marceline Loridan-Ivens, Jean-Pierre Sergent ou Régis Debray.
Tout en conservant ses activités en France, il tourne sans cesse en Afrique – cinquante-cinq films, longs et courts, sur le terrain, entre 1962 et 1975 -, enregistrant cérémonies magiques et rituelles, comme les fêtes du Sigui, qui reviennent tous les soixante ans et durent sept années, filmées avec la grande ethnologue Germaine Dieterlen (Sigui synthèse, 1981, montage des sept documentaires tournés entre 1967 et 1973).
C'est du Niger qu'il participe à l'aventure joyeusement utopique de L'An 01 (1973), en compagnie de Jacques Doillon et Alain Resnais. Mais ponctuellement, il revient à la fiction, souvent avec ses amis locaux, comme Damouré Zika et Lam Ibrahima Dia, déjà partenaires de Jaguar, que Rouch utilise de nouveau dans Petit à petit (1970), sorte de Lettres persanes d'un Nigérien à Paris, puis dans Cocorico, Monsieur Poulet (1974), hilarante épopée de deux acheteurs de poulets traversant le pays à bord d'une 2 CV déglinguée pour les revendre à Niamey.
Les méthodes restent celles inaugurées avec Moi, un noir : la frontière entre le réel et sa reconstruction est poreuse. Reportage véridique sur deux personnages hauts en couleurs ou improvisations à partir de situations imprévues ? De toutes façons, l'hybridité réussit à Rouch – il n'en sera pas de même lorsqu'il se lancera, avec Dionysos (1984), dans une fable sur la "nécessité du culte de la nature dans les sociétés industrielles", dont les bons sentiments étonnent.
Ses multiples fonctions – il reprend le festival documentaire de Créteil et en fait le Cinéma du Réel, toujours actif, fonde les Ateliers Varan, enseigne dans des universités un peu partout dans le Monde, forme des cinéastes en Afrique, préside la Cinémathèque française entre 1986 et 1991, avant d'en être président d'honneur – ne l'empêchent pas de tourner, inlassablement.
Toujours en Afrique, et souvent avec ses vieux complices Zika et Dia. Mais, curieusement, la dizaine de longs métrages qu'il réalise entre 1988 et 2002 (Enigma, Folie ordinaire d'une fille de Cham, Boulevards d'Afrique, Cantate pour deux généraux, Madame l'Eau, Le Rêve plus fort que la mort), pour la plupart des productions du CNRS ou du Comité du film ethnographique, restent en circuit fermé, sans distribution en salles – même son documentaire Faire-part : Musée Henri Langlois (1997), qui aurait mérité une sortie publique. Comme si sa popularité et le respect qu'on lui manifestait n'avait plus besoin de s'appuyer sur des preuves tangibles de son activité, un peu à l'image de Chris Marker, dont les ultimes films sont restés cachés à mesure que sa célébrité galopait.
Nul doute que Rouch aurait continué à filmer si un accident de voiture, au cours d'une mission au Niger (à presque 87 ans !), n'avait brutalement interrompu une trajectoire qu'on imaginait sans fin. Né le 31 mai 1917, il disparut le 18 février 2004.
Jean Rouch a inventé un oxymore : l'ethnologie subjective. Le regard qu'il pose sur les sujets qu'il aborde n'a pas l'impartialité du scientifique, n'est pas le "candid eye" revendiqué par les cinéastes américains, Leacock, Drew ou Pennebaker. Il le reconnaissait bravement : "Il se peut que mon regard soit faux, mais mon œil n'est pas une caméra impassible". C'est sans doute ce qui donne à ses films le relief et le charme qui en font tout le prix. Que la machine filme un enterrement en pays Dogon, les interrogations d'une adolescente d'Abidjan, la détresse d'une Parisenne place de la Concorde l'été 1960 ou les tractations d'un marchand de volaille dans la brousse nigérienne, il y a toujours derrière un homme qui a su se placer à la bonne hauteur.
Lucien Logette