Alain Cavalier, avec qui il cultive bien des points communs, au point d'avoir établi avec lui une correspondance (Lettre filmée de Joseph Morder à Alain Cavalier, 2005), a intitulé une de ses dernières œuvres Le Filmeur.
L'appellation va comme un gant à Morder : il appartient à cette petite tribu de filmeurs impénitents, Gérard Coutant, Boris Lehman, sans oublier les lointains Américains Stan Brakhage ou Ernie Gehr, pour lesquels la vie et la captation de la vie se confondent, qui tournent sans discontinuer et font de leur quotidien le sujet de leur œuvre – un journal intime en images. Mais Morder ne se contente pas d'être un diariste, il sait également avoir recours à la fiction et aux acteurs professionnels en fonction de son inspiration.
Combien sa filmographie contient-elle de titres ? Selon les estimations, entre 80 et 800 – il est sans doute le seul à pouvoir répondre -, de durée variable, entre 3 et 90 minutes, dont il est souvent à la fois le réalisateur, le scénariste, le chef-opérateur, le monteur, le preneur de son et l'acteur. Bien peu, une poignée, ont été vus dans des conditions d'exploitation "normale". La plupart d'entre eux sont demeurés à usage interne, plusieurs courts ont concouru dans les festivals français les plus importants, Clermont-Ferrand, Pantin, où sa réputation est solide et sa production bien accueillie.
C'est en 1987, après vingt années de pratique, que son long métrage L'Arbre mort bénéficie d'une sortie en salle, sortie certes confidentielle mais qui lui donne une audience un peu plus large que celle des amateurs du cinéma underground.
L'année suivante, c'est Mémoires d'un juif tropical qui entre à son tour en distribution. Exercice autobiographique, comme l'annonce le titre, auquel participe Françoise Michaud, encore sa complice aujourd'hui. Ce n'est que dix-huit ans plus tard, en 2006, que sortira El cantor. Entre temps, Morder aura signé, outre ses carnets intimes, de nombreux courts métrages, dont La Plage (1998, avec Hélène Lapiower) et La Gare de… (2000), comptent parmi les réussites en mineur.
El cantor est plus ambitieux. Pour la première fois, Morder fait appel à des comédiens reconnus, Lou Castel, Luis Rego, Alexandra Stewart, auxquels il ajoute sa bande d'amis fidèles, Françoise Michaud, Rosette, Patrick Zocco. Et l'argument n'est plus prétexte à exercice formel, mais traite de la transmission des traditions et de la mémoire, à travers l'histoire de ce petit-fils d'un célèbre chanteur de synagogue qui revient en France visiter sa famille et apprend, de son père, pourquoi on ne lui a pas appris à chanter et à continuer la tradition.
Sous le beau titre de son long métrage suivant, J'aimerais partager le printemps avec quelqu'un (2008), se cache la réponse à une commande, celle du Festival Pocket Films, réservé aux œuvres réalisées avec un téléphone mobile – procédé neuf à l'époque, qui avait déjà donné naissance, en 2006, à deux films de qualité, Nocturnes pour le roi de Rome (Jean-Charles Fitoussi) et God is in my pocket (Arnault Labaronne).
Le style de Morder s'inscrit naturellement dans cette pratique du cinéma à la première personne. J'aimerais partager… présente le journal de l'auteur entre février et mai 2007, ses rencontres, ses dérives, ses divagations au sens propre entre ville et campagne, façon pour lui habituelle d'habiter pleinement l'écran.
Selon la position que le spectateur occupe, selon son acceptation ou son refus de la subjectivité ainsi proposée, le film peut être saisi comme une expérience empathique passionnante ou comme un déballage intime duquel rien n'émerge. En tout cas, il ne laisse pas indifférent, comme tout le cinéma de son auteur.
Son dernier film, La Duchesse de Varsovie (2015) marque une très belle nouvelle étape dans son parcours : les deux personnages (Alexandra Stewart et Andy Gillet) y évoluent dans un Paris représenté par des toiles peintes, et n'y croisent que des silhouettes de carton. L'artifice à son comble laisse alors toute la place à la sensibilité secrète des êtres.
Lucien Logette