Un cinéaste pour le petit nombre, donc, mais un petit nombre de fanatiques, toujours prêts à le suivre dans ses expériences, savourant les manifestations d'un esprit sans guère d'équivalents dans le métier.
Il y a un univers Moullet, un ton spécifique, immédiatement reconnaissable, une étrangeté naturelle, apparue dès son premier court métrage (Un steak trop cuit, 1960) et jamais démentie jusqu'à son dernier en date (Toujours moins, 2010). Certains peuvent être imperméables à son humour décalé, à la pauvreté volontaire de la forme – lui, l'inventeur de la fameuse formule "la morale est une affaire de travelling", devenue, via Godard, "le travelling est une affaire de morale", ne travaille quasiment qu'en plans fixes -, à son refus des développements narratifs construits.
On doit lui reconnaître une belle obstination à ne pas se rallier au cinéma dominant, qui a bien changé dans sa forme entre les années soixante et cette première décennie du siècle, alors que celui par lui pratiqué, entre Brigitte et Brigitte (1966) et La Terre de la folie (2009) est demeuré intact. Exploitant son propre filon aurifère en dehors des codes, sans se soucier de la sanction du commerce, ne tournant que les sujets qui lui correspondent, mais habile à transformer les courts métrages de commande en œuvre personnelle (Barres, 1984 ; Foix, 1994 ; Imphy, capitale de la France, 1995), il est l'exemple même d'un "auteur", comme il en existe peu de ce calibre.
Né à Paris, le 14 octobre 1937, il tourna son premier film, Brigitte et Brigitte, alors que la Nouvelle Vague avait depuis longtemps reflué. Malgré un prix spécial au Festival d'Hyères 1966, la rencontre des deux jeunes provinciales et des cinéphiles parisiens ne connut qu'une sortie confidentielle, à la mesure de son sujet, qui ne pouvait concerner que le très petit monde des habitués de la Cinémathèque (nombreux à figurer au générique, aux côtés de Chabrol, Rohmer, Téchiné et Samuel Fuller). Moullet y reviendra deux décennies plus tard, avec Les Sièges de l'Alcazar (1989), d'un humour autrement plus abouti, réjouissante recréation de cette période dorée de la cinéphilie. Les Contrebandières, qu'il réalise l'année suivante, reprend une structure identique, trimballant ses deux héroïnes non plus dans la capitale mais sur les montagnes séparant la France du Mexique (mais oui), dans des aventures abracadabrantes (proches de celles des Carabiniers de Godard). Cette fascination pour le montagne - Moullet est un vrai sportif, grimpeur, marcheur et vélocipédiste chevronné -, il ne cessera de la mettre en scène, de La Comédie du travail (1987) au Prestige de la mort (2006), via Parpaillon (1993) et Les Naufragés de la D17 (2002).
Il raconte joliment, dans Notre alpin quotidien, entretiens publiés par Capricci en 2009, comment Une aventure de Billy the Kid (1971), son seul film avec une vedette, Jean-Pierre Léaud, fut vendu, partout dans le monde, sur le titre, et que certains acheteurs l'ont rendu avec la mention "inexploitable". Le film allait effectivement à contre-courant du mythe et, cultivant la même logique de l'absurde que les précédents, avait de quoi surprendre les amateurs de western non prévenus. L'échec commercial fut suffisant pour l'obliger à suspendre son activité de réalisateur pendant cinq années, durant lesquelles il produisit Nathalie Granger (Marguerite Duras) et deux films de Jean Eustache, La Rosière de Pessac et Le Cochon.
Est-ce dû à cette interruption, mais les deux longs qu'il signa ensuite, Anatomie d'un rapport (1976) et Genèse d'un repas (1978), figurent parmi les plus réussis, les mieux représentatifs de sa méthode où la science pataphysique (donc la Science) s'exerce pleinement. Le premier, coréalisé par Antonietta Pizzorno, sa compagne, s'attache à illustrer son intitulé : un cinéaste et sa partenaire examinent précisément leur relation sexuelle, imparfaitement vécue par celle-ci, et font appel à une réalisatrice de film pornographique pour tenter de rétablir la situation. Moullet interprète le cinéaste, sa compagne la réalisatrice, on comprend le degré d'implication, assurée sans déballage narcissique. Le propos du second, quasiment didactique, correspond exactement à son titre : à partir des plats servis dans un repas, comment reconstituer les trajets effectués depuis leurs pays d'origine par leurs divers éléments. La mondialisation n'était pas encore conceptualisée, mais elle était déjà effective, ce que le film décrit soigneusement – jusqu'à un déshabillage final anthologique d'Antonietta Pizzorno, analysant tous les composants des vêtements qu'elle ôte un à un.
On trouve ce même goût du didactisme dans La Comédie du travail qu'il réalise presque une décennie plus tard, après avoir tourné une grosse poignée de courts métrages (dont un savoureux Ma première brasse, 1981) : description des mécanismes du travail – et du chômage – à travers les chassés-croisés d'un trio, un employé modèle, un alpiniste chômeur organisé, une spécialiste de l'ANPE. Le regard n'est plus strictement documentaire, il est documenté et Moullet brode sur le sujet des variations loufoques (terme qu'il revendique) qui s'appuient sur une morale, même si la fable brechtienne (Godard a ici raison) s'achève sur une pirouette.
Pas de morale en revanche dans la trilogie "montagnarde" qui suit : Parpaillon représente une performance, le filmage d'un rallye cycliste au long de la montée du col alpin du même nom, avec des centaines de participants, chacun bien caractérisés, sarabande de fantoches bien dans la ligne d'Alfred Jarry (toujours la Pataphysique), cité en ouverture. Les Naufragés de la D17 rameute sur les hauteurs désertiques de Majastres toute une ribambelle de personnages décalés, pilotes automobiles, astrophysiciens, bergers et militaires paranoïaques, avec des acteurs connus, Patrick Bouchitey, Mathieu Amalric, la fidèle Sabine Haudepin, rassemblés plus par l'amitié que par la recherche du succès public. Le film part dans tous les sens, charme supplémentaire pour ceux qui recherchent le cinéma hors des rails. Quant au Prestige de la mort, sa dernière fiction à ce jour – La Terre de la folie (2009), tentative d'élucidation de la généalogie familiale, étant un retour au documentaire à la première personne -, il repose sur une idée baroque, celle d'un cinéaste (nommé évidemment Moullet), décidant de se faire passer pour mort afin d'attirer l'attention avant de réapparaître, plan que l'annonce de la mort brutale de Godard anéantit. À partir de ces prémisses saugrenues, il bâtit une étrange comédie débridée qui atteint les cibles choisies, producteurs, policiers, psychiatres et consorts, jeu de massacre digne des anciens Mocky, qu'une exploitation ridiculement minuscule (2 copies) a saboté.
Succès ou non, au moins sa filmographie présente-t-elle une cohérence remarquable : pas de solution de continuité d'une période à l'autre, pas de "progrès" dans la sagesse ou la maturité. À l'époque où il était critique aux Cahiers du cinéma, Moullet était surtout considéré comme un provocateur, un fantaisiste, lanceur d'idées et de formules.
Ses Piges choisies (Capricci éditeur), qui reprennent quelques-uns de ses textes anciens et récents, prouvent qu'il n'a pas plus changé sur le chapitre de l'écrit que sur celui de l'image : on ne peut que lui en savoir gré. Regrettons qu'il ait peu d'héritiers – hormis peut-être Alain Guiraudie dans ses premiers films – dans la poursuite de cette exploration particulière des marges entretenue depuis cinquante années.
Lucien Logette