L’homme dérange. C’est une bourrasque, un monstre de travail, un «workalcoholic» comme dit son entourage. Il a toujours un coup d’avance, envoie des notes pour son prochain projet tout en menant de front deux tournages et engrangeant des rushes pour un quatrième film qui peut-être ne verra jamais le jour… Peu lui importe : ce qui intéresse le réalisateur britannique Michael Winterbottom n’est pas de réaliser un chef-d’œuvre, mais d’accomplir une œuvre, dont chacun des films est comme une pièce de plus, la marche suivante.
1995 > Il y a déjà un moment que Michael Winterbottom tourne pour la télévision quand il réalise son premier long métrage. Il a tourné des documentaires (sur Ingmar Bergman ou le cinéma muet scandinave), des séries (comme Family, très remarquée, sur une famille d’ouvriers de Dublin)… Mais Butterfly Kiss n’est rien de tout ça : une balade sanglante sur les routes du Nord de l’Angleterre. Pas un grand succès commercial mais déjà un style bien trempé dans le rock.
1996 > Vite, il enchaîne. Alors qu’il vient de remporter un beau succès avec un film tourné pour la télévision, Go now ! (sorti en salles, en France), il adapte Jude l’obscur de Thomas Hardy, une histoire d’amours interdites entre cousins et livre-scandale de la littérature britannique du XIXe siècle. Michael Winterbottom, qui est né en 1961 dans une petite ville du Lancashire, a étudié la littérature à Oxford avant d’aller se frotter aux écoles du cinéma, et Thomas Hardy arrive en tête dans son top 10 des auteurs. Jude l’emmène à Cannes pour la première fois et Hollywood lui fait des avances. Mais Winterbottom est déjà Winterbottom : un insoumis qui roule pour sa pomme et déteste les contraintes. Il repousse les studios.
1997 > Welcome to Sarajevo achève de définir son style. Car pour dompter la bourrasque, les critiques aiment à en pointer l’éclectisme, le bordel, la vitesse à qui l’on prête tous les défauts. Or il y a un style Winterbottom, une façon de travailler : il tourne, beaucoup, énormément, laisse filer la pellicule, et jouer les comédiens. Le film se fait au montage. Il tourne caméra sur l’épaule, s’encombrant du moins de techniques possibles, avec des budgets minimaux. De l’éclairagiste qui veut mettre une lumière artificielle sur une scène, il arrête le bras : «éclairage naturel, plus simple». Il envoie la technique aux gémonies, comme il y envoie la morale. Butterfly Kiss, Jude, Welcome to Sarajevo… Lui qui vénère le cinéma de Fassbinder ne cherche pas à donner de leçons mais à filmer la vie dans ses contradictions et ses interrogations. Welcome to Sarajevo est filmé sur place quelques mois à peine après la fin du siège de la ville. Michael Winterbottom se balade dans la ville avec sa caméra sans s’inquiéter des risques comme il le fera dix ans plus tard dans les rues d’Islamabad pour le tournage d’Un cœur invaincu, son film sur la mort du journaliste Daniel Pearl avec Angelina Jolie. Il est persuadé qu’il n’y a pas de libre-arbitre, que l'homme est dans les mains du destin, que ce qu’il fait sera bon ou mauvais mais qu'il lui faudra l'accepter ainsi. Et cela le libère. Michael Winterbottom n’a peur de rien. Ni des snipers ni de la critique cinématographique.
1998-1999 > I Want You – un petit polar d’ambiance basé sur la chanson éponyme d’Elvis Costello – est boudé par le public et assassiné par la critique. "Là où d'autres auraient fui et arrêté le cinéma, lui, au contraire, pour lutter, enchaîne les films. Comme si, pour lui, plus il y avait de murs, mieux c’était", témoigne un de ses collaborateurs. Dans la foulée, il va tourner deux films « dos à dos » : Wonderland (dont le scénario est signé de Laurence Coriat, une française installée à Londres et que l'on va retrouver sur ses derniers films) et With or Without You, une comédie de moeurs. L’un est un succès, l’autre un échec. Peu importe, le tout est d’avancer.
2000 > Avec Rédemption, Winterbottom s’attaque une nouvelle fois à l’adaptation d’un roman de Thomas Hardy, Le Maire de Casterbridge… Gros budget, petites recettes.
2001-2002 > A nouveau deux films menés de front : Une introspection dans le monde du rock et une plongée dans la misère du monde. 24 Hour Party People s’intéresse ainsi de près au label Factory et à la scène musicale de Manchester, de la fin des années 1970 au milieu des années 1990 : anarchie, drogue et Rock n’roll. In This World raconte en revanche le long voyage de deux enfants, réfugiés afghans, qui vont depuis le Pakistan, rejoindre clandestinement l’Angleterre. Le film, tourné en vidéo avec des acteurs non professionnels, marque la rencontre de Michael Winterbottom avec un autre allumé du travail, maniaque de la caméra, Marcel Zyskind, jeune chef opérateur danois qui sera désormais de toutes ses aventures. Ensembles, ils filment inlassablement, goulument, jusqu’à plus soif. Winterbottom est un homme de groupe. Il ne paie pas de mine mais dans les réunions, il sait convaincre, il est clair, trouve les mots. Et les gens le suivent. A commencer par son producteur, Andrew Eaton, qui est là depuis le premier jour.
2003 > Code 46. Ou le mythe d’Œdipe revisité dans un monde de clonage par Franck Cottrell Boyce, qui fut également scénariste de Butterfly kiss, Welcome to Sarajevo, Rédemption, 24 hour party people.Avec un beau casting : Tim Robbins, Samantha Morton en femme fatale, et Jeanne Balibar. Mais Winterbottom s’agace des petites exigences de Tim Robbins. Il ne supporte pas de se soumettre, ni aux caprices des acteurs – il est exigeant, dit-on, sur les plateaux de tournage – ni aux aléas de la production.
2004 > Le réalisateur veut s’attaquer à la question de la sexualité. Il contacte Michel Houellebecq. Cela ne se fait pas. In fine, il réalise 9 Songs avec un mini mini budget. Le générique est aussi explicite que le sujet : Winterbottom y est crédité pour le scénario, le montage, la réalisation et la production…
2005 > Tournage dans un jardin anglais est l’adaptation d’un autre roman britannique anglais du XVIIIe siècle – réputé infilmable –, La Vie et les opinions de Tristram Sandy, gentilhomme (neuf volumes) de Laurence Sterne. Le film est un film sur le fait de tourner un film sur ce sujet infilmable. Mise en abyme de la difficulté de l’art à capturer la complexité de la vie. C’est aussi la fin pour Winterbottom de sa longue collaboration avec Frank Cottrell Boyce. Au générique, le scénario est finalement signé d’un pseudonyme, Martin Hardy.
2006-2007 > La Route de Guantanamo est un docu-drama qui revient sur l’arrestation et l'emprisonnement de trois musulmans britanniques arrêtés par les forces américaines en Afghanistan. Le film fera l’ouverture du fertival de Berlin. Mais il est ressenti par une partie de l'opinion comme une prise de position politique forte. Michael Winterbottom déteste être mis dans une case, marcher dans les clous, endosser un habit figé. Il faut qu’il bouscule les codes. L’année suivante, il monte Un cœur invaincu pour les studios américains, tiré cette fois du livre de Mariane Pearl, la femme du journaliste américain Daniel Pearl assassiné au Pakistan. Tout film est une réponse au précédent. Succès/échec, réalisme/onirisme, politique/littérature, présent/passé… Comme si pour comprendre son travail, il ne fallait pas chercher à l’analyser film à film mais le voir comme un immense work in progress. Chez Winterbottom ce qui compte plus encore que le produit réalisé, c’est l’action, le mouvement, l’avancée.
2008 > Michael Winterbottom a toujours mis un voile opaque devant sa vie privée. Son ex-femme, mère de ses deux filles a écrit un livre où elle raconte leur relation. Or, pour la première fois, avec Genova (pour lequel il a obtenu le prix du meilleur réalisateur au festival de San Sebastian), il semble lézarder la glace : soit l’histoire d’un Anglais qui après la mort de sa femme dans un accident de voiture, s’installe en Italie avec ses deux filles, affrontant leurs interrogations, leurs errances d’adolescentes, et la difficulté de faire le deuil.
2012 > On vous le dit, l’homme ne s’arrête jamais. Il a déja mis en chantier un grand projet – Seven days – qui ne devrait pas voir le jour avant 2012 : pour raconter les relations d’un détenu et de sa femme, le film est en effet tourné par petits bouts sur cinq années, une façon de rendre la notion du temps qui passe. La vie et l’œuvre de Michael Winterbottom est une course poursuite qui ne s’arrête jamais.
Laurent Carpentier