Parler de la culture africaine depuis l’Afrique, identifier les traces laissées par des siècles de dominations extérieures (islamisation, christianisation, conquête et époque coloniale) a été le combat et le cœur de l’œuvre d’Ousmane Sembene.
Fils de pêcheur, né en 1923 à Ziguinchor (Sénégal), il est renvoyé de l’école à 13 ans, pour avoir giflé le directeur qui voulait lui enseigner le Corse. Vivotant de petit boulot dans sa jeunesse, il est enrôlé dans les tirailleurs sénégalais pendant la guerre. Dans les années 50, il travaille comme docker au port de Marseille. Il adhère à la CGT puis au PCF, lit beaucoup, découvre le cinéma dans les ciné-club, écrit des poèmes et ses premiers romans. En 1960, paraît Les bouts de bois de dieu, merveilleux roman sur la grève des cheminots du train Dakar-Niger de 1946.
Après l’indépendance du Sénégal (1960), Ousmane Sembene retourne en Afrique, voyage au Mali, au Niger, en Côte d’Ivoire, rencontre Lumumba au Zaïre d’alors. C’est à ce moment que nait le désir de réaliser des films. Le cinéma lui apparaît comme une « école du soir », un vecteur d’idées plus efficace que la plume, dans une région du monde où la population est en majorité analphabète.
Pour apprendre le métier, il se rend à Moscou, et étudie au studio Gorki. Borrom Sarret, son premier moyen-métrage (1963) conte les pérégrinations dans Dakar d’un charretier, qui de clients misérables en mauvais payeurs se retrouve dépossédé de sa charrette, son unique bien. La post synchronisation, en français, et le réalisme des situations font songer au Jean Rouch de Moi, un noir. Un instant seulement.
Dans cette histoire cruelle, le regard du réalisateur, acéré, vif, frondeur, n’est pas celui d’un documentariste mais celui d’un conteur qui manie la fable pour énoncer, dénoncer, analyser. La Noire de… (1966), lauréat du prix Jean Vigo est encore marqué par l’influence de la Nouvelle Vague. Mais le réalisateur s’en éloigne vite.
En tournant son premier film en wolof, Le Mandat (1968) Ousmane Sembene pose les fondations d’une oeuvre cinématographique qu’il veut « politique, polémique et populaire ». Gonflés d’une juste colère contre l’ancien colonisateur (Emitaï, 1971 et Le Camps de Thiaroye, 1988), ses films portent un regard tout aussi féroce sur la bourgeoisie noire néo-coloniale qui a hérité du pouvoir après le départ des blancs.
Corrompu, autoritaire, suffisant, le héros de Xala (1974), un riche homme d’affaires, membre éminent la Chambre de commerce sénégalaise, tend un miroir si peu flatteur à cette nouvelle classe dirigeante que le film ne peut sortir, au Sénégal, que mutilé par la censure. Des raisons sans doute plus complexes ont mené à l’interdiction de Ceddo que Léopold Sédar Senghor, alors au pouvoir, justifiait par une absurde querelle d’orthographe (selon lui Ceddo ne s’écrit qu’avec un seul d).
Le film conte la prise de pouvoir d’un imam sur un village de l’actuel Sénégal, au XVIIème siècle. Après la conversion à l’islam du roi et sa cour, un groupe de villageois, les Ceddo (littéralement ceux qui refusent) tentent de se rebeller. Porté par la musique de Manu Dibango, oscillant entre échappées lyriques et rigueur de la reconstitution historique, Ceddo est l’un des plus beau film d’Ousmane Sembene. Le plus déroutant aussi pour le public européen. Car dès les premières scènes, longues joutes oratoires mystérieusement codifiées, on plonge dans un univers inconnu, un monde d’avant l’écrit (introduit par l’imam), où la parole est investie d’une puissance pour nous extraordinaire. La parole engage, elle a force de loi, elle est parfois magique.
Dans Moolaadé , ultime et magnifique film d’Ousmane Sembene, le mot Moolaadé, prononcé par l’héroïne Collé Ardo suffit à dresser une frontière infranchissable entre sa maison et le reste du village. C’est pour protéger 4 fillettes des lames des exciseuses, que Collé Ardo en appelle à ce mot, qui exprime l’idée sacrée d’un droit de refuge. Remportant le prix Un certain regard à Cannes, soutenu par une vigoureuse campagne d’Amnesty International contre l’excision, Moolaadé, fut aussi, comme tous les films de Sembene, montré, en Afrique, de villages en villages, suscitant réflexions et débats.
Précédé de Faat Kiné (2000), le film était le deuxième volet d’un triptyque sur l’héroïsme au quotidien, que le réalisateur n’aura pas le temps d’achever. Pas plus qu’il ne pourra entreprendre le film colossal dont il rêve depuis les années 60 : une fresque sur la vie de Samori Touré, chef de guerre mandingue du XIXème qui parvint à fédérer les peuples d’Afrique de l’Ouest contre les armées anglaises et françaises.
Figure historique du cinéma africain, Ousmane Sembene, qu’on appelait révérencieusement « l’ainé des anciens », meurt en 2007 à Dakar, en laissant bien des projets bouillonnant sur le feu.
Véronique Cohen