" A quand remonte la sensation d'avoir été cloué par quelque chose d'aussi impressionnant ? De quand date notre dernière rencontre avec un cinéma qui serait comme une matière vivante, en gestation ? Adieu est un film-ogre né de tout ce que des Pallières a pu engranger comme «contre-propositions» dans ses précédents opus. C'est une certitude.
Après, il faut dire «adieu». Adieu au naturalisme, au confort pépère des films qui disent trop fort dans quelle direction ils vont, roulant conquérants dans des chemins balisés depuis des lustres. A ceux-là, Adieu ne ressemble pas. Nul ne saurait affirmer s'il s'agit d'une fiction, d'un document, d'un essai filmé, d'une fable ou d'un portrait groupé, de l'oeuvre d'un grand solitaire ou d'un geyser collectif (au point que, placé devant la collaboration qui unit le cinéaste à son chef opérateur, le génial Julien Hirsch, ou à son musicien, l'Anglais Martin Wheeler, on serait tenté de rebaptiser le film A deux). Peut-être Adieu est-il moins le film d'un cinéaste qu'une sorte d'usine de film où le monde serait dévissé, démonté, remonté, essayé, refondu dans un maelström de sons, de voix et de plans.
(...) la séquence d'ouverture du film, (...) l'une des scènes les plus fantastiques de l'année. Une caméra y tourne jusqu'au vertige autour d'une chaîne de montage où des ouvriers assemblent les pièces d'un moteur de camion. En fond sonore, une boucle de guitare monte, occupant bientôt une place délirante. Au bout de quelques minutes de ce bombardement visuel et sonore, tout dans l'espace de la salle de cinéma semble vibratile. L'image a tremblé, le cinéma aussi. Entre les deux, un effroi : de la chaîne est née une machine-camion, véritable commandeur qui, froidement, nous dévisage. Rien de plus normal, après tout : ce monstre est né du fracas sonique de nos plaintes et semble la calme réponse glacée du métal.
Ce camion, c'est le seul fil entre deux douleurs, deux histoires. La première est celle d'Israël, entré clandestinement en France après avoir fui l'Algérie (...) La seconde est celle d'une famille d'agriculteurs français disloquée après la mort de l'un des quatre fils (...) Ses personnages, tous théoriques, n'en sont que les paraboles. Ce que le film a envie de dire, il faut un film pour le faire entendre. Un film qui enregistrerait la collusion du réel et d'un minerai poétique.
Le résultat demande à celui qui y plonge de faire le vide en lui : il demande au spectateur de se débarrasser de tout jugement hâtif, pour devenir à son tour, comme le film, un corps réceptacle, un corps recueil, une symphonie de toutes les voix, le discours philosophique croisant l'embarras amoureux (la jalousie est le nerf du film), le murmure blessé s'adressant à la théologie et au pragmatisme risible du petit commerce de Dieu (...)"
Philippe Azoury