"... beaucoup plus qu'une introduction à l'oeuvre, Crumb est une plongée à couper le souffle au coeur d'un roman familial des plus traumatisants.
On connaissait déjà quelques éléments de la vie du presque sexagénaire Robert Crumb, son enfance à Philadelphie, la passion précoce pour le dessin qu'il partagea avec son frère aîné Charles, son goût immodéré pour le blues (il possède une des plus belles collections au monde de vieux disques du genre) et sa paradoxale ascension au firmament de la contre-culture américaine : plus que quiconque, en effet, il détestait la politique, le rock et la révolution psychédélique ne l'intéressa que le LSD, sous l'emprise duquel il créa nombre de ses planches, et la revendication de l'amour libre -, et s'il a cultivé une certaine excentricité, c'est celle de garder au plus fort des années underground ses cheveux courts, ses grosses lunettes, ses petits gilets, son chapeau et sa maigre silhouette dégingandée: il arriva même qu'on le prenne pour un flic.
Terry Zwigoff n'a pas eu trop de neuf ans pour centrer son documentaire sur ce qui l'intéressait véritablement : l'histoire de la famille Crumb, le père violent et tyrannique, la mère bourrée aux amphétamines («elle disait et faisait alors n'importe quoi, ce qui a eu un effet dévastateur sur tous les enfants»), et les cinq frères et soeurs, trois garçons et deux filles. Si ces deux dernières ont refusé de se laisser filmer, les trois frères sont au centre de l'écran comme les trois visages d'une même douleur : celle d'une enfance violentée et destructrice, le dessin offrant un temps à la tragique fratrie la seule issue au cauchemar domestique. L'aîné, Charles, était le plus brillant «quand je dessine, je pense encore à l'assentiment de Charles», raconte Crumb , avant de sombrer dans une graphomanie compulsive, noircissant des cahiers entiers d'une écriture indéchiffrable. Le plus jeune, Max, s'immolant peu à peu comme le souffre-douleur de la fureur paternelle. Entre les deux, seul Robert s'en sortit, continuant de dessiner et connaissant assez vite une gloire dont il n'a jamais tiré autre chose que le sentiment d'avoir sauvé sa peau: au bout d'un an de succès et de mondanités, explique-t-il, «j'ai tout envoyé chier pour laisser parler mon côté obscur». Longuement, la caméra accompagne Bob le miraculé rendant visite à ses deux frères, Charles vivant reclus et complètement drogué aux antidépresseurs avec sa mère dans une maison à l'abandon, Max survivant seul à San Francisco, yogi peignant des toiles hallucinées et méditant sur son lit de clous entre deux séjours en hôpital psychiatrique et deux crises d'épilepsie.
Au milieu de ces fantômes déchus, et dans des scènes dont le réalisme renvoie les films les plus glauques d'un Ken Loach au magasin des accessoires, Robert Crumb paraît incroyablement à l'aise, blaguant avec l'un, évoquant le passé avec les autres, et comme dansant avec jubilation ruse du désespoir ? sur les ruines de l'enfer familial. Lui dont on disait la timidité et l'introversion inattaquables se met à table avec une déconcertante disponibilité..."
Antoine de Gaudemar