Nikolaus Geyrhalter : "La petite ferme qui produit notre beurre n'existe pas."
Nikolaus Geyrhalter se défend de vouloir faire polémique : "Mes images sont le plus objectives possible." Objectif1
Deux ans au cœur des plus grands groupes européens agricoles. Sans commentaires ni propagande, images cristallines d'une productivité démesurée. Un choc.
Durant deux ans, le réalisateur a placé sa caméra au cœur des plus grands groupes européens agricoles. Au Danemark, en France, en Allemagne, en Espagne, en Pologne, il a filmé les employés, les lieux et les différents processus de production (champs, abattoirs, serres...). Sans commentaires ni propagande, ses images cristallines d'une productivité démesurée nous font rejoindre les descriptions des romans d'anticipation. Un choc esthétique pour une prise de conscience sociale. Grand Prix du Festival international du film d'environnement de Paris, en 2006.
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" ... un film déconcertant, puis fascinant, qui donne le vertige tant il associe la beauté et l'horreur, l'admiration et la répulsion (...)
" ... un film déconcertant, puis fascinant, qui donne le vertige tant il associe la beauté et l'horreur, l'admiration et la répulsion (...)
Ce mélange de mystère et de puissance est magnifié par les partis pris de Geyrhalter. Il filme souvent en plans larges et fixes, composés avec clarté et équilibre, qui permettent d'englober la répétition d'un geste, d'une opération. Un homme descend l'allée interminable d'un poulailler industriel en farfouillant dans les cages, et on reste asse longtemps avant de comprendre qu'il en enlève les poulets qui meurent chaque jour. Cette froideur peut apparaître comme un détachement. On peut en concevoir un effroi mêlé de colère.
Sans que jamais s'éteigne l'émerveillement que suscite l'ingéniosité de l'agriculture moderne (on dirait qu'une machine a été inventée pour chaque opération, la cueillette du poivron ou la collecte du sperme de taureau), on prend conscience des sacrifices qu'implique la production de masse. Non seulement la qualité d'être vivant est retirée aux animaux, qui ne sont plus qu'une matière première. Mais les hommes et femmes au travail (à qui le metteur en scène a choisi de ne pas donner la parole) apparaissent comme des éléments interchangeables.
On peut jouir de la charge esthétique de ce film et en tirer une conclusion inverse, estimer que cette agriculture est celle dont notre monde a besoin. C'est une vertu que de laisser au spectateur une entière liberté de pensée."
"... une série de tableaux futuristes, comme sortis d'une imagination malade. Dépeçage des porcs, ramassage des choux ou triage des poussi
"... une série de tableaux futuristes, comme sortis d'une imagination malade. Dépeçage des porcs, ramassage des choux ou triage des poussins : rien ne nous est épargné, mais tout est horriblement sublimé. Dans cet univers privé de paroles et saturé de nourriture, les abattoirs briqués succèdent aux serres immenses et les combinaisons high-tech frôlent les chairs à nu.
Invariablement, la mécanique finit par envahir le cadre. Ici, c'est un avion qui largue une pluie de pesticides sur un champ de tournesols ; là, un bras métallique qui secoue un olivier comme un hochet. Un glissement ironique s'opère : les machines semblent se mouvoir toutes seules, comme dotées d'une intelligence propre, tandis que les travailleurs accomplissent les gestes automatiques du travail à la chaîne.
Mais le plus dérangeant est sans doute de savoir qu'en bout de chaîne il y a notre estomac (...) Terrifiant panorama d'une industrie devenue folle, Notre pain quotidien nous convie à l'ultime bombance, un vrai repas de funérailles."
" ... il nous convie à un voyage incroyable sur une planète qu'on dirait martienne et qui se trouve être la nôtre. Le film n'est pas une ch
" ... il nous convie à un voyage incroyable sur une planète qu'on dirait martienne et qui se trouve être la nôtre. Le film n'est pas une charge bioéquitable (...) Son approche froide, esthétisante, en séries de plans fixes parfaits, organise savamment la stupéfaction muette que le film entend susciter. «Ce qui est fascinant, c'est de voir toutes ces machines, tout ce qu'on peut réaliser avec, mais aussi la capacité de l'homme à inventer et organiser, au point qu'il en frise parfois l'horreur et l'apathie», dit le cinéaste, dont c'est ici le cinquième film.
Qu'il s'agisse de l'aspirateur à poules, qui se retrouvent zigouillées, plumées et vidées avant d'avoir pu comprendre ce que la balayette de la bécane leur veut, ou du tracteur à pince pour secouer les oliviers, de l'éventreur mécanique de poissons au sécateur électrique pour couper les pattes de porc, de l'arrosage de pesticides par canadair en passant par une fascinante incursion dans les mines de sel au centre de la terre, Notre Pain quotidien montre des hommes robotisés, encerclés de machines qui mettent tout en oeuvre pour que les animaux, la végétation, la nature, rentrent dans le rang et se plient à l'exercice d'une volonté qui se veut affranchie des cycles (saison, alternance du jour et de la nuit, etc.).
Tour du monde. Entre la Mort aux trousses, Rencontre du troisième type, la Guerre des mondes, Massacre à la tronçonneuse, re-Soleil vert, 2001, les réminiscences cinématographiques, entre anticipation et terreur, ne manquent pas d'affluer au fil des séquences."
" A-t-on jamais vu une caméra faire le signe de croix ? Travellings avant et arrière, puis travellings latéraux, voilà les austères et très
" A-t-on jamais vu une caméra faire le signe de croix ? Travellings avant et arrière, puis travellings latéraux, voilà les austères et très catholiques mouvements sur lesquels se règle, quand il n’est pas d’une fixité glacée, le regard de l’Autrichien Nikolaus Geyrhalter. Bénédicité ou exorcisme ? Chacun, selon la solidité de son estomac, tranchera.
Deux années passées à tourner au milieu des groupes agricoles européens les plus modernisés, Notre pain quotidien suit par le menu les opérations hautement mécanisées qui président à notre alimentation. Peuplé d’une nature familière (vaches, porcs, taureaux, poules, poussins, poissons, courgettes, tournesols, olives), malaisée à identifier quelquefois tant cela se présente massifié, compact, emmêlé aux machines comme dans le Tetsuo de Tsukamato, c’est un monde pourtant secret qui apparaît ainsi au jour. Secret parce que de telles images, pour une fois scrupuleuses dans leur brutalité descriptive, ne font jamais l’affiche de nos publicités. Secret surtout parce qu’à l’intrusion d’entretiens ou de commentaire, comme les pratique cet autre brûlot écolo autrichien, le didactique We Feed the World, Geyrhalter a préféré laisser parler le silence.
Si la violence et le mutisme s’étaient déjà donné rendez-vous dans Le Sang des Bêtes, transformant en 1949 un abattoir en terrible loge fantastique, le silence qui règne ici est bien de notre temps. C’est la quiétude trompeuse d’une immense geôle, où les actions et leurs bruits sont feutrés. Effrois des bêtes, brefs échanges des hommes et des femmes qui y travaillent, ronflements et déclics des machines, tout son, dans ces vastes quartiers de haute sécurité, est étouffé. C’est le timbre sourd du biopouvoir, souverain et aphasique, qui dresse, brasse, ordonne et exécute l’ensemble du vivant dans la même indifférence du calcul. Pêle-mêle les plans font se succéder cueillette, moisson, naissance d’un veau par césarienne, insémination artificielle, emballage, ponte, bagage, abattage, tri, dépeçage, désinfection, etc. Jusqu’à ces images, soudain plus obscènes encore, où les rares ouvriers, saisis face caméra dans des cadres à la symétrie intacte, mangent leur en-cas à la pause.
Le constat, rigoureux, systématique, est accablant. Mais s’il a le mérite de la clarté, il n’en est pourtant pas plus neuf. Difficile de ne pas y entendre l’écho de la sinistrement fameuse condamnation de Heidegger, en 1949 encore. Le philosophe, toujours sous surveillance alliée, y apparentait l’agriculture moderne mécanisée (alors principalement américaine et soviétique) aux techniques d’extermination nazies, aux blocus causes de famines et à la fabrication de la bombe H.
Un tel amalgame, pour radical soit-il, pour être pris aussi, n’en déplaise, avec l’attention qu’exige une pensée plutôt qu’une opinion, n’est pas sans poser sérieux problème. Il ne nous appartient pas ici de le déplier, d’autres, et plus avertis, s’y sont employé. Mais nous revient de mesurer son retour, ici, au cinéma.
Car Notre pain quotidien joue d’une équivoque, qui n’est autre, paradoxale, que celle de son implacable efficacité. Par où la technique du cinéma s’avoue ici machine d’enregistrement complice, affiliée à ce qu’elle dénonce sans mot dire. La beauté, quel autre qualificatif ?, même froide, de ces plans, n’est pas le résultat du seul décrassage des bavardages impuissants, hygiénisme souligné par les séquences d’ouverture et de clôture, où des ouvriers passent le jet pour effacer les macules de sang. Cette beauté est également à verser intégralement au bénéfice du film lui-même, et dont il escompte sagement, sinon cyniquement, la plus-value.En ce sens, Notre pain quotidien est bien, sans ironie de sa part, le remake acide du film homonyme de KingVidor de 1934, hymne champêtre copié du lyrisme productiviste soviétique mâtiné d’idéologie New Deal.
En ce sens surtout, il est permis de comprendre la citation d’Hitchcock. Le biplan nocif de La Mort aux trousses, retrouvé ici à survoler un champ de tournesols, n’est plus le gimmick autrefois osé de mise en scène. Cette machine volante est devenue la métaphore du cinéma de Geyrhalter, et plus amplement, comme l’Autrichien le sait trop bien, du cinéma lui-même, qui, après une longue virevolte virtuose dans le ciel, vient, sans se faire prier, nous jeter aux yeux sa poudre mortelle."
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