" Il existe comme ça des films-météores, surgissant d’on ne sait où, allant on ne sait où, et qui nous attrapent l’œil au passage, le temps d’une projection. The Element of crime (qu’on peut traduire tout de même par L’élément du crime...) en fait partie, et qu’il soit d’origine danoise ou non n’a aucune importance : il fait d’abord partie de la planète cinéma. Il s’agit surtout d’un objet fascinant, multiforme, qui, sur un canevas policier parodique, nous entraîne dans les profondeurs soufrées d’un univers qu’on qualifiera de décadent par commodité du mot puisqu’il propose des lieux, des personnages, des situations hors de la norme.
La première qualité du film de Lars von Trier, dont c’est le premier long métrage, est évidemment cette fascination morbide d’un univers fabriqué de toutes pièces à partir d’éléments d’un univers cinématographique déjà sciemment composite. L’enquête bizarre menée par Fisher sur une série de meurtres « bestiaux » dont les victimes sont des vendeurs de billets de loto, n’est évidemment qu’un prétexte à passer d’une ville à l’autre, d’un style à l’autre. Fisher, qui raconte son histoire dans un Caire fantasmatique et irréel à un thérapeute obèse portant un singe sur son épaule, n’est en fait qu’un substitut d’Osborne le fameux auteur du livre « L’élément du crime », dont la théorie de base est qu’un policier ne peut élucider un meurtre qu’çn s’identifiant totalement avec les idées et le modèle du meurtrier — et Osborne semble avoir été la dernière victime de ses propres théories en passant lui-même à l’acte criminel, ce qui le mènera au suicide. En suivant les traces d’un certain (et mythique ?) Harry Grey, Fisher ne fait en réalité qu’emprunter le même chemin qu’Osborne, pour être bientôt confronté à la même issue.
Il n’y a donc qu’un pas à franchir pour affirmer que le mystérieux Lars von Trier, admirateur entre autre de Hitchcock, a transposé les théories d’Osborne dans le monde du cinéma, en utilisant les mêmes méthodes que ses propres « criminels » ou artistes : une enquête wellesienne menée dans les bas-fonds de Fritz Lang, et dans un univers aquatique tarkovskien pour élucider une énigme quelque peu ruizienne. Tout cela dans l’atmosphère glauque et humide de la photo de l’opérateur Tom Elling empreinte d’une tonalité jaune pisseux où parfois perce la grisaille bleutée d’un poste de télévision ou quelque lampe rouge de bordel ou de photographe.
On pourrait donc croire que L’élément du crime est un film sinistre à souhait, où ne surnagent que quelques déchets peu ragoûtants d’autres univers en décomposition pour former un amalgame particulièrement indigeste. Il n’en est pourtant rien, et Lars von Trier, nouvel explorateur d’un cinéma antiesthétique (« La laideur est une grande source de beauté», déclare-t-il entre autres aphorismes) se permet même, comme Raoul Ruiz, des notes d’humour aussi incongrues que le reste du film : Fisher prend la prostituée Kim qui s’arc-boute aux essuie-glaces de la voiture, et toutes sortes de détails insolites trouvent une place tout à fait « naturelle » au cœur de cette artificialité très concertée.
La scène la plus frappante de cette esthétique de « l’anti » reste celle du grand plongeon, où des sortes de kamikazes qui tiennent plus ou moins de la troupe du sankai-juku à ses meilleurs heures, grimpent sur une interminable grue et se lais- sent tomber en chute libre (toujours sous la pluie incessante), mais les pieds solidement attachés à une corde, ce qui signifie une mort sûre dans la brusquerie de l’arrêt, juste au-dessus de l’eau (1). On n’oublie pas non plus une de ces scènes angoissantes où la petite fille tente de fuir Fisher et brise la glace, tandis que le chef de police Kramer tire à bout portant par l’ouverture.
Comme dit Osborne dans son livre : « Nous cherchons tous l’élément du crime dans la société, mais pourquoi pas dans la nature même du crime ? ». Le crime, ici, c’est bien sûr l’acte cinématographique, et plus qu’un film, ou même qu’une réflexion sur le film, l’élément du crime est un manifeste, comme on avait oublié qu’il puisse encore nous en assener à l’heure des machines jubilatoires et rassurantes, et que Lars von Trier l’énigmatique résume en ces mots : « A mort, les vieux messieurs endurcis au cœur de pierre ! Nous ne voulons plus nous contenter de films bien intentionnés à messages humanistes. Nous voulons plus. De la fascination, des impressions candides et pures comme le vrai art. Nous voulons retrouver l’époque où l’amour entre le cinéaste et le film était jeune, où l’on pouvait lire la joie de la création dans chaque image ». Voilà qui semble fait, pour Lars von Trier et quelques autres créateurs de formes (apparentons-le en outre à Peter Greenaway, plus intellectuel et à Zulawski, plus romantique) et qui nous mène à une curieuse sorte de nirvâna expressionniste : faire quelque chose de neuf sans que cela donne l’impression d’avoir déjà été fait, voilà en somme l’exploit de Lars von Trier, pour qui le second film sera bien sûr un rude examen."
1) Ce qui, d'après L. von Trier, est un rite des Indiens d’Amérique du Sud, repris par des jeunes à Londres, mais avec tout de même une corde élastique...
Max Tessier
rare