"... regardons de plus près cette citation d'Albert Cohen au générique, "Chaque homme est seul et tous se fichent de tous et nos douleurs sont une ile déserte", et la dédicace à Jacques Brel, qui, un jour, partit pour les iles et dont la voix va se faire entendre. Ainsi s'exprime la double nature de Claude Lelouch, cinéaste qui, de temps en temps, a besoin de faire le point, de réfléchir sur son propre cinéma ; mais qui ne renonce jamais au romanesque, à l'émotion, à l'amour, valeurs populaires s'il en est.
Enfant gâté du succès depuis un Homme et une femme, homme d'affaires risque-tout à sa manière, Lelouch se remet périodiquement en question dans certains films (Viva la vie, et Partir revenir pour s'en tenir aux années 80). Il a juste dépassé la cinquantaine, et Jean-Paul Belmondo, vedette et coproducteur, de cet Itinéraire d'un enfant gâté, a quatre ans de plus que lui et le besoin d'échapper à l'image _ trop prolongée _ du redresseur de torts, du cascadeur à la gouaille juvénile. Sans aller jusqu'à l'autobiographie, il est facile de lire entre les images les doutes et les nécessités du réalisateur et les préoccupations de l'acteur, brassés dans une fiction lelouchienne en diable.
La forme éclatée de la première partie est donc destinée à traduire, à transmettre, la confusion qui se fait dans l'esprit de Sam Lion, le quinquagénaire aux mains pleines, lorsqu'il décide de rompre les amarres. Et Lelouch abandonne plus ou moins la virtuosité des mouvements de caméra tourbillonnants, pour des figures de style par le montage qui mettent le monde à l'envers. Séquences téléscopées, flashes, va-et-vient entre le présent et le passé, tout cela est " pensé " par Sam Lion, homme de spectacle qui a mis en scène sa vie et, surtout, celle des autres, comme des attractions de cirque. A en rester pantois lorsque les balayeurs enlèvent les crottes de chien avec des balais perfectionnés, en circulant en patin à roulettes, lorsque le curé personnel de Sam Lion fait l'éloge funèbre du disparu, et que la secrétaire en fauteuil roulant (Annie Philippe) participe à une gigantesque parade. Et si, dans ce montage, se glissent des scènes auxquelles Sam Lion n'a pas assisté (celles concernant Albert Duvivier), c'est que le destin est en marche, d'une façon tout à fait imprévue.
Emporté par la rafale d'images, le spectateur a tout de même le temps de verser une larme sur Lio, femme de la jeunesse de Sam, alors incarné par Paul Belmondo, et de s'attendrir sur les rapports très bien observés du père et de la fille (née d'un deuxième mariage).
A partir de la rencontre entre Sam et Albert, le récit devient chronologique, dans une forme au fond très classique. C'est une surprise. Lelouch met, alors, tous ses atouts dans la description des comportements, le jeu des acteurs, cadre sec les plans généraux, serre les gros plans. Réalisme psychologique et comédie de moeurs. Sam revient en France pour rétablir ses affaires, mal conduites par son fils à cause d'un notaire véreux, lance Albert en avant, organise tout depuis un petit café-hôtel de banlieue au bord d'une autoroute. Et s'aperçoit _ ce sera la morale d'une histoire où il y a énormément de choses à découvrir _ qu'il a fait fausse route en manipulant les gens, en voulant se faire le démiurge de ses femmes, de ses enfants, de ses collaborateurs, et d'Albert, son fils de substitution. Belmondo, barbu et basané, tient son rôle à bout de bras, attentif à se transformer, rendant ici et là, hommage à Gabin et à Michel Simon.
Richard Anconina joue sur le velours la naiveté, l'ambition, l'obéissance passive et l'éclosion de la personnalité. Marie-Sophie L. est, toute en douceur, en charme, en finesse, en sensibilité _ voilà son vrai départ de comédienne, _ la figure de proue féminine de ce monde d'hommes à la recherche de certitudes à tous les âges de la vie.
Le Lelouch nouveau est arrivé. Avec des chansons coeur à coeur, du grand spectacle, une ribambelle de personnages qu'on remarque tous, un tour du monde de roman-photo; mais aussi une sorte d'examen de conscience sentimental, et la volonté bien affirmée de prendre le tournant cinématographique de la maturité. Dont acte."
Jacques Sicilier, 02/12/1988