"La vie de Jésus au cinéma n’aurait engendré qu’une série de croûtes, versant kitsch hollywoodien ou versant catéchisme illustré, si Pier Paolo Pasolini n’avait signé en 1964 un chef-d’œuvre, incarné et poétique, politique sans être sacrilège, qui eut l’audace de plaire à presque tout le monde : aux croyants comme aux athées, aux marxistes, aux freudiens… (...)
Succédant à Accattone, Mamma Roma et à une poignée de courts métrages et documentaires, L’Evangile selon saint Matthieu marque une étape décisive dans la filmographie de Pasolini. Cette adaptation de l’un des textes fondateurs du christianisme entérine la rupture avec le néoréalisme que l’on peut pressentir dans les deux premiers films et ose aborder de front la question du sacré, qui hante le cinéaste-poète dès Accattone.
Pour Pasolini, L’Evangile selon saint Matthieu devient le film-manifeste de ce cinéma de poésie qu’il a déjà approché dans ses premiers essais. Il évoque à son propos un “magma stylistique” : en effet, y sont systématisés des procédés techniques qui dérogent à la fois aux canons du cinéma classique que Pasolini ignore et aux préceptes esthéti-ques du cinéma moderne né du néoréalisme rossellinien, que Pasolini entend transgresser.
Ainsi, Pasolini utilise le zoom, le grand angulaire, morcelle les visages en très gros plans, filme de nombreuses scènes caméra à l’épaule à la manière d’un reportage, tourne en Terre sainte mais aussi dans le sud de l’Italie, puise dans sa discothèque des extraits de Bach, Mozart, Webern, Prokofiev mêlés à des “spirituals” et à la Missa Luba congolaise. Il rompt avec les principes du son direct et de l’enregistrement brut du réel chers à Renoir et Rossellini, en dissociant systématiquement l’image du son, le visage de la voix, en employant des acteurs non professionnels qu’il fait ensuite doubler par des comédiens. De tels principes étaient présents dans Accattone et Mamma Roma, mais ils sont ici poussés à leur paroxysme.(...)
L’Evangile selon saint Matthieu fait figure de manifeste esthétique, cela n’implique en aucun cas que Pasolini érige en dogmes des principes qu’il s’empressera de remettre en cause ou d’éradiquer dans ses films suivants, conscient du caractère éphémère et pervers du concept de cinéma de poésie opposé à la prose des productions plus conventionnelles. C’est paradoxalement en filmant la vie du Christ que Pasolini opte pour la forme cinématographique la plus impure. Il n’est certes pas question de blasphème de la part du cinéaste, qui respecte scrupuleusement les Ecritures, mais d’un refus de l’enluminure pieuse et d’une recherche de la vérité et de la vie dans l’art. Le film s’inscrit dans une continuité davantage picturale que cinématographique. (...)
Reste la notion de sacré. Pourquoi Pasolini, intellectuel et artiste communiste, a-t-il souhaité illustrer les Evangiles ? Bien qu’athée, Pasolini considère la foi comme “le prolongement de la poésie”. Il accède à une forme de mysticisme dans la contemplation des hommes et du monde. Son cinéma du sacré diffère de la spiritualité de Rossellini ou des fictions chrétiennes du Fellini première période (La Strada, Il Bidone, Les Nuits de Cabiria). Pasolini entretient une véritable vénération pour une forme primitive de religion, qu’il tentera de retrouver dans un cinéma lui-même archaïque en mettant en scène des allégories situées dans un passé préhistorique, médiéval ou fantastique. Pasolini choisit de filmer l’Evangile de Matthieu, le plus révolutionnaire des évangélistes selon le cinéaste, “parce qu’il est le plus “réaliste”, le plus proche de la réalité terrienne du monde où le Christ apparaît”. (...)
L’Evangile selon saint Matthieu occupe une place cruciale dans la vie et l’œuvre de Pasolini, parce que le film revêt une signification à la fois esthétique, politique et biographique. Pasolini y concilie le chaos et l’harmonie, la pureté et l’impureté, le sacré et le profane. Mais il parvient également à faire coïncider une vision universelle des Evangiles avec son identification intime au Christ."
Olivier Père
parfait.