Il y a dans le film de René Clément une idée curieuse, « giralducienne » (rappelons-nous les petites Euménides dans Electre), une tentative originale d’arracher le « thriller » au strict réalisme et d’y incorporer un élément irrationnel, proche du merveilleux. Cette idée, on la doit à Sébastien Japrisot, auteur de romans policiers (Compartiment tueurs, Piège pour Cendrillon, etc., qui sont tous devenus des films, et déjà scénariste de Clément pour le Passager de la pluie, mais plus encore, sans doute, à Jean-Baptiste Rossi, nom véritable de Japrisot, et celui sous lequel il traduisit Salinger et publia un premier livre remarqué : les Mal Partis.
La clé du film — de ses intentions comme de son déroulement — est dans la phrase de Lewis Carrol citée en épigraphe : « Nous ne sommes, mon amour, que des enfants vieillis qui s'agitent avant de trouver le repos.»
De cette phrase qui l’enchante, Japrisot a fait la source de son récit. Non seulement, tout au long du film, le destin des adultes semble dicté par le jeu des enfants, mais chez les adultes eux-mêmes l’enfance ne cesse de resurgir. «La difficulté, écrit Japrisot dans la préface de son scénario, était que les rouages des deux histoires puissent s'adapter indifféremment à l'une et à l’autre... »
René Clément aidant, ce pari du scénariste est-il gagné ? La première heure du film en donne l’impression. Des images haletantes, accordées à la panique de Jean-Louis Trintignant. Le « lièvre » débusqué de toutes ses caches, assailli, fuyant éperdument devant ses agresseurs. Des décors insolites et grandioses (le pont Jacques-Cartier à Montréal, l’immense boule miroitante, vestige de l’ « expo »). Puis Jean-Louis Trintignant trouvant refuge dans une cabane perdue au bord du Saint- Laurent, où vit une famille de professionnels du hold-up.
Ces professionnels eux-mêmes : Robert Ryan, fauve vieilli qui règne avec sérénité sur sa bande de truands ; Aldo Ray, brute épaisse, 120 kilos de muscles et de stupidité ; Jean Gaven, tueur élégant et cruel ; Lea Massari, compagne du vieux fauve, souriante mais fatiguée de celte vie d'aventures ; Tisa Farrow. une adolescente romantique... Tous ces personnages dessinés d’un trait juste. Les ruses de Trintignant pour amadouer et séduire ses geôliers. L’existence quotidienne de la petite communauté. La préparation du «coup» fabuleux qui apportera la fortune. Pendant cette première heure, nous , sommes réellement captivés, et nous saluons l’heureuse rencontre d’un réalisateur qui multiplie les prouesses sans jamais rien laisser au hasard, d’un scénariste maître de son histoire, d’un opérateur inspiré (Edmond Richard), d’interprètes parfaits.
Paradoxalement, l'intérêt commence à faiblir quand l’action se déclenche. Est-ce parce que le récit retombe alors dans les ornières traditionnelles du film noir ? Je crois plutôt que c'est en raison de la soudaine complication de l'intrigue. Il faut, en effet, être très attentif pour bien comprendre le « pourquoi » et le « comment » de l’opération manigancée par les gangsters, et qui consiste à simuler (toujours le « faire semblant ») un enlèvement...
Autre embûche: le destin, généralement scellé par la mort, des divers personnages. Japrisot et Clément n’ayant pas cru pouvoir recourir à l’ellipse, nous assistons à une suite de trépas dramatiques et bavards, qui font paraître l’épilogue d’autant plus languissant que, simultanément, un fâcheux symbolisme rend emphatique le charmant leitmotiv de l’enfance.
Il y a, dans la Course du lièvre à travers les champs, tant d’excellentes choses qu’on regrette d'avoir à formuler cette réserve. Cependant, si la fin de la « course » est loin de valoir de valoir le début, le bilan, dans l’ensemble, reste positif.
Rares sont les films français destinés au large public qui soient aussi originaux et de facture aussi soignée. Pour systématique et brouillonne qu’elle apparaisse parfois, l'ambition des auteurs — « projeter une pensée d'enfant dans une action d'adulte — force l’estime. L’union de la violence et du rêve n’est pas toujours très convaincante. Du moins sont-ils l'un et l’autre, au rendez-vous.
Jean de Baroncelli, 15/09/1972