" René Clément, qui a suivi de près le travail de ses scénaristes, tenait à conserver rigoureusement au roman son caractère historique. Gervaise est un film fidèle à Zola non seulement par la qualité de son adaptation, mais encore par son esthétique. La caméra enregistre le fait divers ; le détail caractéristique, dans l'optique même des écrivains naturalistes. Il faut, dans cette optique, conserver un certain détachement, observer les personnages de loin, comme à travers un instrument de laboratoire. C’est pourquoi le décor, qui a été reconstitué d’après des documents d’époque, se referme comme un univers clos. Il fait fonction de révélateur et remplace dans l'action la psychologie du roman ordinaire.
Le quartier de la Goutte-d’Or, ses boutiques, ses logements insalubres et ses cafés où l’on s'empoisonne lentement le sang ont, dans Gervaise, la même importance que les acteurs. Les costumes ont été choisis selon une semblable nécessité. Ils n’ont rien de ces costumes faits par des couturiers, spécialisés pour le cinéma; Ils semblent sortir d’une malle ou de quelque friperie, avec leur aspect usuel de vêtements toujours portés et qui finissent par définir leur propriétaire. L’évolution sociale de Gervaise, par exemple, est inscrite dans ses robes autant que dans les événements qu'elle vit.
(...)Peut-on, pour autant, parler de réalisme ? Tout a été organisé, prévu, avec minutie photographie (qui a fait l’objet d’expériences diverses, afin de restituer l'aspect des daguerréotypes), mouvements d’appareil, cadrages, interprétation. On sent constamment un metteur en scène agissant en chef d’équipe et coordonnant avec maîtrise tous les éléments techniques de son œuvre. « Un jeu assez subtil de correspondances » (signalé par C.-M. Trémois dans « Télé-Ciné », n° 60) : les tableaux du Louvre annonçant les thèmes du lit et du festin (vin, nourriture), qui se retrouvent sans arrêt par la suite, rappelle, par ailleurs, le style habituel de René Clément. Finalement, le film apparaît académique à force de conscience - et de soin ; René Clément n’épargne pas la sensibilité du spectateur, mais ne dépasse pas certaines limites : la scène où Coupeau ronfle dans ses vomissures, celle du ragoût jeté sur le plancher de la boutique, celle du delirium tremens, gardent dans la violence une certaine bonne tenue.
Or, dans ses vulgarités, ses outrances, son parti-pris de noirceur, son souci avoué de documentarisme, Zola est en réalité un romancier lyrique. Et L’Assommoir peut être considéré dans son œuvre comme une sorte de descente aux Enfers sociale dont l'horreur appelle une réflexion. René Clément reste un observateur attentif qui n’en montre pas plus qu’il n’en faut. En serrant de près son sujet, en insistant sur le réalisme du décor, des costumes et du comportement des personnages (il existe une belle unité de l’interprétation que Maria Schell, bouleversante avec son petit sourire et sa boiterie allusive, ne domine pas arbitrairement, les acteurs de second plan et les figurants ayant été dirigés de la même manière que les vedettes) René Clément s’est gardé de toute envolée lyrique, son film ne touche que de l'extérieur, comme une illustration parfaite d’un roman célèbre ou les pages pleines de souvenirs fanés d'un album de famille.
(...) Gervaise a donc involontairement une importance considérable sur un plan qu’on pourrait appeler de démystification. Car une tradition solidement établie veut que le cinéma français soit, depuis 1935, un cinéma réaliste attaché à la peinture exacte de la société contemporaine. Or, l’école réaliste française, de laquelle il faut détacher Jean Renoir, seul créateur valable d’un réalisme cinématographique, n’avait fait que reprendre les recettes de la littérature naturaliste : étude du comportement, absence de psychologie, définition de l'individu par le milieu, les tares physiques ou les détraquements physiologiques.
Malgré un certain renouvellement du style, dû à l'influence conjuguée du « néo-réalisme » italien et du film noir américain, cette filiation naturaliste a continué de marquer, depuis la guerre, l'œuvre de metteurs en scène comme Yves Allégret, Georges Clouzot et André Cayatte. Le Temps des assassins, de Julien Duvivier, en a même, l'an dernier, repris toutes les conventions sous la forme d'un divertissement noir Gervaise est venu, au bout de ce courant, pour fermer la route et faire la preuve de l'imposture du réalisme français en le ramenant à ses origines littéraires.
Et pourtant, paradoxalement, Gervaise semble avoir donné l’élan à un nouvel engouement pour les sujets naturalistes. La Fille Elisa (Roger Richebé, d’après les Goncourt), Pot-Bouille (Duvivier, d’après Zola), et Une Vie (Astruc, d’après Maupassant) forment sa postérité immédiate"
30/06/1957