" Déstabiliser ses personnages pour atteindre à leur vérité, abolir la distance entre eux, refuser les faux-semblants et les statu quo... Depuis qu'il fait des films, c’est-à-dire depuis plus de dix ans, Jacques Doillon n’a cessé de pratiquer un cinéma de l’exigence et des sentiments absolutistes.
II incise à vif dans la pâte humaine. Non pas en entomologiste hautain, mais en se mettant lui-méme, et le premier, enjeu, un peu comme son collègue de Los Angeles. John Cassavetes. Les films de John et les films de Jacques ont en effet ceci en commun qu’un courant d’amour les parcourt de part en part. irrésistiblement, brisant les barrières et les conventions.Cette fois encore, avec sa Vie de famille-un titre de dérision rageuse - i! creuse et ensemence le sillon des rapports familiaux. Un père divorcé retrouve sa petite fille, le temps d’un week-end. « Au départ, explique-t-il. il y avait l'envie de montrer un père qui aurait été insuffisant, un peu absent, et qui se dirait qu'il est peut-être encore temps pour lui de faire quelque chose pour ne pas tout perdre de sa fille. » Un père qui pourrait y croire un peu. pour qui ce serait depuis longtemps un rêve important : « Un jour, je partirai avec ma fille... »
Le dédlic, Doillon l’a trouvé dans une nouvelle cruelle et sarcastique de John Updike (...) Pendant un week-end d'été, père et fille vont donc sillonner les routes de Provence, avant de s’enfoncer au-delà des Pyrénées. Tous les deux face à face, acculés à se parler sans se faire, comme on dit, de cadeaux, ils emportent avec eux une caméra vidéo qui, de jouet, pour mettre en images les petits scénarios Imaginés par l’enfant, va se transformer en instrument de « torture * et en machine à communiquer. A les suivre ainsi sur la route, et d’une étape à l’autre, on se dit que le film rend compte et reflète manifestement ce qui s'est passé pendant son tournage. Et que l’évolution des rapports entre les acteurs, surtout entre un adulte et une enfant, n'a pu que déteindre sur les personnages eux-mêmes...
Las de jouer les Pères Noël de fin de semaine, le père tout court est bien décidé à rompre la distance qui s'est instaurée entre elle et lui. De bouderies en moments de complicité, d'incompréhension souffrante en accusations réciproques, un dialogue va naître, difficile et fragile. Jusqu’au moment de la séparation (provisoire), alors qu’ils ont enfin acquis cette certitude: ils se ressemblent, ils se comprennent (...)
Comme dans ses films précédents (la Femme qui pleure, la Drôlesse ou la Fille prodigue), Doillon se sert du cinéma comme d'un scalpel qui fouille et fouaille dans l’âme de ses personnages. Il va sans dire que toute mièvrerie en est bannie. Ses dialogues (écrits en collaboration avec Jean-François Goyet) sonnent constamment juste, dans un bonheur d'expression au-delà de tout naturalisme ou de toute littérature. Père et fille ont ici la chance de posséder un vocabulaire suffisamment riche pour exprimer leurs sentiments dans les moindres nuances (...) Nul doute qu'aujourd'hui, le dnéma en état d’urgence de Jacques Doillon soit, dans son émotion sèche et dans l’évidence de sa déchirure, l'un de ceux qui nous fassent encore battre le coeur. Il n'y en a pas beaucoup d'autres."
Michel Boujut, 20/02/1985