" Paris en août. Une ville dépeuplée. Un désert sous le soleil. Un désert de pierres et de rues. Un univers hostile, étranger, et dans cet univers, un homme sans argent, sans amis, et qui se débat dans la solitude, et qui lentement se dégrade, se décompose, se « clochardise ». Tel est le thème du film d'Eric Rohmer, qui est certainement le film le plus intelligent, le plus réfléchi, le plus dense que nous ait donné le jeune cinéma français. Nulle complaisance. Aucune grandiloquence. Simplement une admirable rigueur, une rigueur et un dépouillement qui font songer à Rossellini.
La lucidité est sensibilité. Le réalisme, dépassé, devient poésie. Un geste, un regard, une conversation qui se brise : l'acuité extrême de l'attention a quelque chose de douloureux et de cruel. L'homme est prisonnier de l'instant. Tout compte, parce que tout engage la vie, parce que chaque détail de ce naufrage est en soi une catastrophe, parce que l'insignifiant devient essentiel. Perdre un billet de métro, tacher un costume, retrouver cinq francs dans une poche, déclouer une semelle sont des événements terribles : l'existence même en dépend. Ce sont les lois d'une fatalité mesquine, mais qui pèse sur l'âme, et jusqu'au désespoir. La courbe est ainsi
faite de minuscules et prodigieuses angoisses qui mènent à
l'effondrement final.
Mais Eric Rohmer ne dramatise pas. Le drame est intérieur. Et si son héros change, se transforme sous nos yeux, c'est de la façon la plus discrète du monde, sans attitude théâtrale, sans éclat, sans rupture, en un travail continu, et à peine perceptible, une sorte d'érosion mystérieuse que souligne un solo de violon, une étonnante musique dont les stridences marquent à la fois la désespérance et l'ivresse du personnage, sa vacuité et son vertige. Jess Hahn est extraordinaire de liberté et d'abandon. Le comédien ne cède à aucune tentation. Rien qui n'échappe aux griffes des réalités modestes.
Sa marche dans Paris, et jamais Paris n'avait été ainsi saisi, sa progressive dépossession de soi, et l'on pourrait dire son ascèse, car il s'agit bien d'une ascèse, forme la partie centrale du film. Et cette partie centrale est un morceau d'anthologie. Rarement le cinéma nous a donné quelque chose d'aussi fort et d'aussi aigu. La faim, par exemple, le vertige de la faim, la légèreté, la lucidité, l'ivresse de la faim, et plus encore, cette exaspération des sensations qu'elle commande, n'avait pas encore été ainsi cernée, et avec une telle pudeur, et avec une telle violence.
Mais avait-on déjà rendu d'une façon aussi exemplaire la solitude humaine, et le visage cruel et dur des villes ? Tout n'est qu'indifférence et hostilité, indifférence des hommes, hostilité des choses. La ville est un labyrinthe, un monde minéral, où l'on ne cesse de tourner en rond. Que les amis s'éloignent, que la pauvreté s'affirme, et brusquement Paris n'est plus que hautes murailles, n'est plus qu'une prison immense et écrasante. L'angoisse de Jess Hahn pourrait être notre angoisse. Tout est précaire. Le hasard, et voilà que l'on se perd, que l'on s'effondre, que l'on sombre.
Et c'est encore une des qualités du film de Rohmer : le destin y tient son rôle. Le titre n'est pas un jeu. Sous le signe du Lion comme sous les autres signes, il suffit d'un hasard pour que nos plus sûrs équilibres se brisent, il existe une menace permanente, un gouffre toujours ouvert, qu'on y glisse, et en voilà pour jamais. Personne ne tendra la main. Nous sommes à la merci de la misère et de la solitude. Que nos fragiles apparences soient balayées, et nous voilà seuls dans le piège. Jamais film n'en avait si parfaitement démontré les ressorts."
Gilles Martain, 15/05/1962