" Le début du film inquiète. Rappel des faits, voix off, description sans doute véridique et déjà oppressante de la vie de deux jeunes filles pauvres dans une institution du début du siècle. On voit venir le dossier historique sur l’un des faits divers les plus célèbres du siècle (...).
Sans esquiver ni l’écheveau des faits, ni leur puissance symbolique, le film de Jean-Pierre Denis se construit en affrontant ces pesanteurs, et tout cet appareillage judiciaire, journalistique, psychiatrique, romanesque, sociologique... La solution retenue par le réalisateur de Histoire d'Adrien et de Champ d’honneur est d’une exemplaire simplicité. Côté scénario, il déploie la plus grande richesse possible d’éléments biographiques, dressant autour des deux protagonistes, Christine et Léa, un paysage humain d’une complexité qui décourage toute explication univoque du crime de celles que la presse de l’époque désigna comme des "brebis enragées".
Côté mise en scène, il opte pour le refus de tout effet visuel - franchise du cadre, austérité des couleurs, refus de l’ornementation dans les décors comme dans l’expression des sentiments - et pour une intensité maximale de l’interprétation. Ce maximum d’intensité ne s’obtient pas avec un jeu appuyé et démonstratif. Au contraire, le travail accompli par tous les acteurs, c’est-à-dire toutes les actrices, est d’une remarquable subtilité.
Jean-Pierre Denis a réuni des interprètes qui semblent jouer d’instruments aux sonorités extrêmement différentes. Prodigieuse soliste, Sylvie Testud dans le rôle-tête de Christine déploie toutes les ressources de finesse, de sensualité sourde, de violence contenue et de mystère(...). En cadette dont l’apparence fruste dissimule des abîmes, Julie-Marie Parmentier est étonnante de présence opaque et séduisante, enfantine et féminine.
« Seconds violons », Isabelle Renauld incarne la mère avec un expressionnisme sensuel qui affronte vaillamment la charge négative du personnage, tandis qu’en quelques apparitions, Dominique Labourier libère Madame Lancelin de tout simplisme par le trait stylisé avec lequel elle dessine cette bourgeoise ambiguë, meilleure mère et pire dominatrice que la génitrice des deux jeunes femmes. Chacune des comédiennes prend ainsi en charge, à l’échelle de son personnage, ce qui échoit au cinéaste pour le film tout entier : si le principe retenu est extrêmement simple, sa mise en œuvre, plan après plan, situation après situation, exige une rigueur et une sensibilité extrêmes, à aucun moment prises en défaut.
(...) La liste des "causes" de l’événement est interminable : entre cette accumulation, toujours établie à partir de faits concrets, et l’horreur connue, attendue (et rappelée en prélude) du meurtre s’établit une tension dramatique qui ajoute à l’intensité du film.
Le plus beau résultat obtenu par Jean-Pierre Denis et ses interprètes, grâce à cette conception exigeante du cinéma est, sans rien ôter à la sauvagerie du crime, ni à ce que les meurtrières avaient eu de trouble et de déplaisant (chacune d’une façon bien différente), de rendre possible d’aimer aussi, et grandement, ces deux personnages. "Ce n'est pas un crime mais une histoire d’amour", prétend l’affiche du film. Elle a tort.
C’est d’être l’un et l’autre qui fait le prix des Blessures assassines. Le film conduit le spectateur vers une histoire d’amour pour des criminelles. Pour leur désir et leur maladresse à vivre, leur complexité humaine respectée, leur vérité d’êtres physiques eux-mêmes aimant, souffrant, désirant et traçant vaille que vaille leur chemin dans une existence ennemie. Avoir ainsi sculpté dans un pareil amas de clichés une telle singularité, et avec tant d’émotion, signe une bien belle réussite."
Jean-Michel Frodon