" Je veux vous dire que ce film est en tout point admirable et qu'il est parfaitement inconcevable que des bourgeois indignés et des parvenus du marché noir, qui n'y comprennent absolument rien, pour des raisons différentes d'ailleurs, s'esclaffent lourdement en des rires qu'ils veulent dédaigneux ou sifflent dans leurs doigts bagués d'or. Les premiers, parce que le dialogue incisif de Prévert et les images crues de Carné les blessent profondément dans leur étroitesse mesquine et qu'ils n'ont jamais désiré sortir de leur égoïsme et comprendre l'incompréhensible. Les seconds, parce que le dialogue poétique de Prévert et les images irréelles de Carné les laissent complètement indifférents à cause de l'épaisseur de la couche de leur stupidité de marchands de fromages enrichis, qu'ils ne comprendront jamais, non seulement l'incompréhensible, mais le compréhensible tout court, à part les choses de la gueule et du fric.
Ce cas Carné-Prévert, association dont chaque membre est déjà un cas, parce que plein de paradoxes : mélange de réel et d'irréel, de réalisme et d'idéal, de concret et de poétique, ce cas Carné-Prévert les laisse pantelants, il les dépasse. Alors ces pauvres types s'imaginent que ce sont eux qui les dépassent et que les auteurs du film ne sont pas dignes de leur admiration et de leurs cent francs.
Chapeau bas, bourgeois étroits, mercantis sordides, belles stupides, public servile, c'est vous qui n'êtes pas dignes des Portes de la Nuit. Vous n'avez pas compris, c'est l'excuse que je vous accorde. Prévert aurait dû préparer une notice explicative que l'on aurait projetée à la suite du générique. Il vous aurait expliqué ce qu'est le film, il vous aurait expliqué qui était ce clochard que vous vous étonnez de trouver à chaque séquence, il vous aurait expliqué que, bien sûr, tous ces hasards ne sont pas courants dans la vie et que c'est justement pour cela qu'il intervient dans Les Portes de la Nuit. Il vous aurait demandé d'entrer dans le jeu, sinon de frapper avec lui « Aux Portes... ». Peut-être alors n'auriez-vous pas sifflé au moment le plus pathétique, peut-être ne vous seriez-vous pas moqués des scènes que vous croyez ratées. Rater une scène ! Les auteurs des Visiteurs du soir, des Enfants du Paradis, etc. Siffler Les Portes de la Nuit tandis que les pires navets sont applaudis chaleureusement.
Bravo tous... Continuez, c'est votre gloire de ne pas travailler pour les imbéciles ? Qu'importe leur opinion, rappelez-vous Courteline : « Passer pour un idiot aux yeux d'un imbécile est une volupté de fin gourmet » et, comme le dit Prévert, par la bouche de Lacenaire, dans Les Enfants du Paradis : « S'il fallait tuer tous les imbéciles... »
Et pourtant..."
Robert André