" Ceux qui ont vu Omelette connaissent déjà Antoine et Rémi. Amis. Et amants, parfois terribles. Antoine, »avec sa culture et son humour ; Rémi, avec sa caméra super-8, son exigeante maîtresse. Dans Omelette, donc, sorti en 1998 et tourné cinq ans auparavant, Rémi se décidait, sous rœil attendri et vaguement goguenard d'Antoine, d'avouer son homosexualité à sa famille et de filmer à vif, et donc en une seule prise, les réactions. Le plus surpris, en définitive, ça avait été lui, Rémi. Parce que, sous l’œil de sa caméra, la famille avait parlé. Sa mère, surtout, lui avait révélé des secrets qui l'avaient stupéfié. Il y avait donc, dans Omelette (ses camarades l'avaient affublé de ce sobriquet quand ils l’avaient su pédé), un côté « arroseur arrosé » tragi-comique.
Le temps passe, et Rémi se demande ce qu’il pourrait bien faire de sa vie pour mieux la tourner. Il en arriverait presque à souhaiter un deuil pour pouvoir, enfin, filmer quelque chose. Est-ce ce désir de créateur momentanément frustré qui le pousse à draguer (...), puis à entamer une liaison plus sérieuse avec un autre garçon. Antoine le prend mal, évidemment (...) Ouf ! ça y est la caméra de Rémi peut s’activer. Elle filme ses nouveaux émois, les coups de fil qu’il passe à un Antoine visiblement brisé. Et la voix atone de Rémi commente tous les regrets, les remords, les chagrins.
Bon. Il ne faudrait pas, évidemment, que les aventures et les mésaventures de Rémi et Antoine se multiplient, qu’ils deviennent tous deux les Tintin et Milou d’une saga qui, sous prétexte de réalisme, autoriserait une image aussi hésitante que les cadrages et des « comédiens » aussi hésitants que l’image (...)
C’est vrai que Les Yeux brouillés - comme Omelette - ont été tournés avec trois francs six sous : dès que Rémi Lange réussissait à acheter de la pellicule, en fait. Mais ce n’est qu’en apparence qu’il fait « bricolo ». Le montage, très précis au contraire, le commentaire, les illustrations sonores créent, très vite, un véritable style. Et une évidente sincérité.
Il faut s'aimer beaucoup - et se détester un peu - pour oser utiliser la caméra ainsi contre soi et tout contre les autres. Lutter constamment contre l’impudeur. Fixer pour la postérité des instants qui, a priori, n’intéressent personne, en espérant malgré tout, toucher des êtres épars, troublés par un sentiment, un détail, un chagrin retrouvés. A chaque instant, Rémi Lange nage entre narcissisme et tendresse.
Qu’importe alors s'il triche un peu quand il prétend avoir tourné ses deux films en ne faisant qu’une seule prise par plan. Dans Les Yeux brouillés, on voit, par exemple, deux fois de suite la réconciliation (tant attendue !) d’Antoine et de Rémi. La scène était donc répétée, demande-t-on à Rémi Lange ? Non, répond-il , mais Antoine n'était pas sûr que cet instant, important pour nous, avait bien été fixé sur pellicule. Alors, il m’a demandé une deuxième prise... Et, en définitive, les deux sont restées.
Qu’on se comprenne bien : ni Omelette ni Les Yeux brouillés ne sont des chefs-d’œuvre. Mais ce sont des essais intrigants, bizarres, hurluberlus. A la lisière du reportage et de la fiction, en marge du cinéma traditionnel, Rémi Lange parle à la première personne, en évitant toute arrogance, , pour atteindre, finalement, l’émotion brute."
Pierre Murat