" Lost Highway, incroyable film, comme un écho assourdissant à la saillie horrible montrée par Godard dans collage-montage des Cahiers de décembre et subitement dépassée par les cent trente-cinq minutes d’accouplements monstrueux tournées par Lynch. De Godard ou pas, ce sont des images, non des mots, qui viennent à l’esprit pour décrire Lost Highway, des correspondans secrètes que chacun pourra imaginer son goût face à ce film libre et puissant comme le rêve (sweet, bad ou wet dreams), mais qui toutes disent le sentiment d’être saisi, frappé par un art nouveau évoquant de terribles combinaisons, d’étranges copulations : entre un poème haïku et les circonvolutions débordantes, délirantes, d’un récit de trip sous acid ; entre une sculpture-machine en mouvement de Jean Tinguely et la forme pure d’un totem de pierre d’Henry Moore ; entre une gravure d’Escher tout en profondeur et la surface d’un Polaroïd saturé de couleurs.
Images d’une fusion contre-nature qui travaille souterrainement le film et finira par surgir de manière spectaculaire dans une scène montrant une sanglante imbrication entre la chair d’un crâne et le plateau en verre d’une table design.
Célébration d’une union entre matières organique et minérale, entre le vivant et l’inerte, une union crue et cruelle qui résume la destinée cauchemardesque de l’humain ici (épouser tout corps étranger), mais dont le plus beau est sans doute qu’elle ne raconte rien - on est pas chez Cronenberg -, pure vision chargée d’une sidérante émotion plastique, telle celle provoquée par un ready-made à la Marcel Duchamp. C’est dans cette tête encastrée dans un meuble, par une coupure qui semble aller droit au cerveau et laisse le reste du corps à son inexistence, que tout Lost Highway pourrait avoir été imaginé, film d’images parlantes mais qui ne sont pas - Godard s’en réjouisse - dans le vouloir-dire, déchargées de cette logique de l’illogique, de ces repères que Lynch s’évertuait à donner à l’irréparable, banalisant une part de Blue Velvet et caricaturant une bonne part de Wild at Heart et Twin Peaks, Fire Walk with Me.
Lost Highway, le meilleur de David Lynch - au sens aussi de best of : une compilation, un alliage de ses plus chères obsessions, de ses plus familières fantasmagories-, tient dans une tête fracassée par un accouplement dangereux et raconte strictement cela(...)
Où va le film ? Lost Highway est présenté comme " l’histoire d’un assassin schizophrène racontée du point de vue des différentes personnalités de l’assassin lui même". Mais les choses sont bien plus indécidables, et que Fred soit " un mari jaloux qui assassine sa femme" - restera à jamais à prouver - pas seulement parce que la brune Renee devient sous le nom d’Alice, blonde et fatale, s’unir à Pete Dayton (Balthazar Getty) qui s’est "substitué" à Fred (si Pete Dayton était en lui, où est-il ?). Il n’y a plus d’intrigue, que de l’intrigant ; dans Lost Highway, tout semble intériorisé, du jeu des acteurs (stupéfiants d’hébétude, d’engourdissement, de langueur, changement assez radical chez Lynch, qui les aimait trop volontiers grimaçants) au scénario et jusqu’au cinéma même.
On peut ainsi difficilement manquer la rime flagrante entre la métamorphose de Patricia Arquette et celle de Kim Novak dans Vertigo, sauf que ce personnage de revenante n’a pas besoin d’une histoire pour exister ici avec une aura tout aussi fascinante : le cinéma d’Hitchcock est comme un souvenir qui hante le film de Lynch, inclus au-delà de la citation, dans un au-delà des images. Associant, couplant , agrégeant les corps, l’espace et le temps, Lost Highway prend la forme d’un remix subtil, d’une partition polyphonique parfaitement accordée où le travail de la matière des images (apparu vraiment dans le cinéma américain avec Natural Born Killers) a disparu sous l’harmonie d’une mise en scène qui l’a entièrement intégré (...)
Ce qui traverse les congrès et les compressions de Lost Highway est, définitivement, le fil invisible d’un flux d’énergie sexuelle - telle celle qui galvanise Pete Dayton : " Cet enculé voit plus de chattes qu’une lunette de chiottes", dira, envieux, un des flics qui tentent de suivre l’histoire à la trace, et en perçoit du moins cela. La scène du crâne fendu se savoure, de ce point de vue aussi, comme une véritable miniature du film, chargée d’une tension qui métamorphose impalpablement une villa holywoodienne en caverne utérine, les personnages cernés par des imagos et des images (vidéo) sexuelles, différées dans l’espace et le temps (ça, le sexe, a eu lieu avant, dans une autre pièce) et qui finiront par exploser sur un coin de table soudain étrangement pubien. Télescopage à distance, coït virtuel : David Lynch touche en plein coeur le présent du cinéma, avec une poésie violente qui nous place à l’avant-garde de notre condition de spectateur. "
Frédéric Strauss