" Au contraire d’Interstellar, Boyhood, tourné pourtant sur 12 ans, n’aura offert aucune image, marquante ou spectaculaire, du temps, ni même de la famille, au sein duquel s’ancre son récit. Cette absence tient à la pudeur traversant le film, qui empêche tout autant la famille que le temps de vraiment « prendre ». C’est une pudeur particulière, de celle qui lie un frère et une sœur n’osant pas se dire au revoir, s’embrasser ou se prendre dans les bras. La pudeur également d’un fils qui, en partance pour la fac, se sent gêné à l’idée de fêter ce départ, de prendre part à l’émotion de ses parents, de se retourner pour voir le chemin parcouru – cette pudeur adolescente qui répugne à témoigner son affection par les gestes ou les mots, pour qui un câlin serait déjà incestueux.
Le temps et la famille, profondément liés, sont affaires de coupes dans un mouvement, de cérémoniels, ici toujours désamorcés par la retenue des uns et des autres. Recouvert d’un voile de pudeur, le temps se donne alors difficilement à ressentir. Rien ici ne s’approche de la scène, très belle, de visio-conférence d’Interstellar, qui vise à une débauche lacrymale que ne recherche pas Boyhood. Le film de Linklater n’apparaît ainsi jamais comme spectaculaire : le sentiment familial travaille chaque scène souterrainement (...)
Dans Boyhood, il y a ces très belles scènes où Mason, accompagné de sa copine, rend visite à sa grande sœur étudiante. Ils se rendent à un concert, jouent au billard, atterrissent dans un bar et dissertent sur le chemin parcouru et l’âge adulte. Ils passent la nuit à se concentrer sur un sentiment qui ne cesse de leur glisser entre les doigts, se demandant l’un l’autre où peut bien se trouver cette étape qu’ils sont censés, aux dires de tous, avoir franchie. Tout à la fois excités et stupéfaits par cette nuit parfaite et ces heures de liberté qui s’étalent devant eux, ils tentent de vivre le moment présent - un peu complaisamment, un peu maladroitement, exactement comme le faisaient déjà Julie Delpy et Ethan Hawke dans la trilogie des Before.
La grande délicatesse de Linklater consiste à confier son film au regard légèrement distrait et immature de Mason, à ne jamais parler par-dessus ce regard-là : la question n’est pas de savoir si Mason est bon photographe, mais de ressentir sa ferveur et sa confiance, de percevoir le sentiment qu’il éprouve d’être fait pour ça. Ce qui importe est cette sorte de cogito adolescent n’advenant que par intermittence, au milieu de plages entières de distraction vitale.
Linklater passe son temps à consciemment désamorcer l’idée qu’il puisse arriver quelque chose, une mort, un accident, qui ferait se précipiter la conscience du temps.
C’est discrètement qu’il fait se répondre deux plans, et là encore, c’est une affaire de regard : Mason enfant allant chercher sa mère encore étudiante à la fac, puis quelques années plus tard, Mason adolescent pénétrant une salle où elle donne cours, l’observant furtivement mener sa vie. Les deux situations étant trop éloignées pour interpeller Mason, c’est à nous que Linklater offre d’apprécier ce temps-là, cette ligne du temps qui en cachait une autre : un motherhood dissimulé derrière un boyhood.
En cela, l’étalement du tournage permet d’offrir l’expérience d’un temps qui passe sans crier gare, sans jamais se mettre en scène. Changer les acteurs au fil des années, se servir de maquillages ou d’effets numériques, reviendrait à prendre en charge et à conscientiser le passage du temps. Mais ce qui intéresse Boyhood est bien cette distraction sérieuse avec laquelle nous ignorons le temps, bien que lui-même pense toujours à nous.
Le temps a sa propre justesse, accomplit un travail qu’aucune simulation de vieillesse ne pourrait égaler – il est plus imprévisible, plus dévastateur ou plus clément qu’on ne le pense : il possède son propre jeu d’acteur et Linklater lui laisse ici toute la place d’improviser."
Murielle Joudet
long... avec quelques très bonnes scènes