" Documenteur s’adresse à la conscience : l’effet est pathétique. Certes le pathétique relève du domaine des émotions mais en les « nouant », on a la gorge nouée.
En les mêlant de détresse muette ainsi que de grandeur sereine. Et cette fois, a contrario de ses démarches antérieures, Agnès Varda organise la fusion de l’illustration de la vie et de la vie elle-même. Les mots ne forment plus récit, ils récitent la vie. « Être séparée d’un homme c’est être en exil par rapport à tous les hommes. » C’est la voix off d’Émilie (Sabine Mamou), une femme seule avec son fils de neuf ans, qui le dit. Raymond Queneau affirmait :
« La poésie est faite au moins pour être récitée.»
" Avec Documenteur Agnès Varda ne rompt pas avec ses racines mais elle est plus poète qu'intellectuelle. D’une poésie intense et dépouillée. Documenteur évoque les phrases de Peter Handke et l’univers spatial de Wim Wenders.
On n’y circule pas à travers les continents. On n’y parcourt pas le territoire avec tous les moyens de transport possibles ou imaginables comme dans Au fil du temps ou Alice dans les villes. Mais Émilie et Martin (Mathieu Demy) marchent. Ils se heurtent aux angles du labyrinthe cubiste où ils vivent. Ils errent sur la plage ou à la dérive des foules chícanos. À leur traîne, on participe à une solitude et une étrangeté analogues à celles des héros de Wim Wenders. Étrangeté d’étrangers. Couple adulte-enfant. Il insiste : « Je ne veux pas que tu m’laisses. » Depuis Alice — celle du cinéaste allemand — aucun enfant à l’écran n’a jamais été plus juste. Plus tragique. L’autonomie et l’exigence de Martin font mal. Où sont les rapports de dépendance ? Qui d’Émilie ou de Martin dépend plus l’un de l’autre ? Il y a les couples qui s’insultent, les couples qui s’aiment et ce couple mère-fils qui conjugue le français en terre américaine, perdu au bout du monde.
L’espace s’arrête à l’océan. Émilie, tout au long de ses journées de secrétaire dans une maison vide en bordure du Pacifique, n’a que son inertie mouvante face à elle : l’océan n’appelle pas au voyage. Il est limite ou référence de tout. L’absolu. Là, elle revoit en pensée le corps nu de l’homme qui lui manque. Un après-midi elle s’allonge nue sur un lit placé contre une grande paroi de miroirs. Elle se voit et elle est une peinture murale.
En 1962, Agnès Varda disait déjà dans Positif, à propos de Cléo de 5 à 7, « un corps nu, c’est une mesure de beauté ». Ses nus ne sont pas froids. Ils ont l’évidence de l’océan et sa beauté. Ils évoquent ceux de Vallotton ou de Marquet. Les nus appartiennent à l’univers visuel et existentiel d'Agnès Varda. Ils sont sa signature et la marque la plus parfaite de son regard créateur et recréateur.
Enfin dans ce Documenteur qui semble le plus pacifié des films de la cinéaste, il y a la sensualité. L’échafaudage d’ondulations d’une caissière de supermarché, la main machinale qui natte une lourde chevelure brune et tant et tant de visages, de gestes furtifs et fugitifs constituent la complainte lyrique du film. La densité même de la vie dont Émilie et Martin sont partiellement frustrés. C’est pourquoi la paix gris-bleu d’Interiors qui unifie et polit Documenteur est celle de l’amour inassouvi. Celle aussi de la détresse d’une vieille femme schizoïde qui creuse le sable. Qui se creuse sa propre tombe ? Qui est qui ? Documenteur ou l’impossible documentaire sur la perte d’identité. Agnès Varda capte l’invisible. La mort est à fleur de grève. Elle affleure au long du Pacifique. Pas besoin de séisme, de raz de marée, de pont brisé. La mort est un reflet éclaté. Elle chuchote au fil des grains de sable.
Mais aussi, dans la foule mexicaine, dans la foule losangélienne, Martin saute au cou de sa mère. Documenteur ou l’amour quand même. Documenteur ou l’ombre, quand montent les angoisses, l’ombre de l’exil. Sa vérité même."
Françoise Audé, Janvier 1982