Varda va chercher sur place, dans le lieu qu’elle a choisi - un Midi aussi beau qu’inquiétant -, les espaces qu’aurait pu parcourir l’héroïne, les gens qu’elle aurait pu croiser sur sa route, et elle transforme les premiers en plateaux, les seconds en comédiens. Puis elle trouve son héroïne, une comédienne professionnelle (Sandrine Bonnaire) à qui elle demande exactement le contraire : se coltiner un peu avec le réel, c’est-à-dire le froid, la saleté, des routards et marginaux « authentiques ». Elle s’adjoint trois ou quatre acteurs « de métier» et décide alors de tourner, convaincue que tout se passera bien. Et ça marche ! Aussi, avons-nous voulu, orienter l’interview qui précède sur le récit de cette aventure plutôt insensée où elle avait toutes les chances de se casser la figure et qui aboutit cependant à un bien beau film.
Comme quoi, sans doute, lorsqu’un projet, même vague, imprécis, est porté avec autant de force par le désir d’un cinéaste , il se produit un petit miracle. On peut ne pas savoir comment arriver au bout du chemin et néanmoins atteindre, son but pour peu que l’on possède une détermination absolue, une foi à toute épreuve; l’habileté, le savoir-faire ne suffisent pas. Alors, comme par magie, les éléments connus et inconnus semblent naturellement se soumettre devant une telle énergie, une telle volonté tendue à se rompre.
Et si, au passage, Varda accroche un peu d’horreur, vite banalisée d’ailleurs, réduite à quelques infimes points très aigus, elle ne dénonce personne. En quoi elle rejoint les plus grands, ceux qui se contentent de montrer, laissant la démonstration à d’autres. Il était facile sur un tel sujet d’une part d’apitoyer son monde, d’autre part de faire prendre conscience, comme on dit, de l’égoïsme, l’indifférence de la société vis-à-vis de ses marginaux, et de la fustiger à gauche que veux-tu. Or Varda se contente de signaler tout celà, de l’épingler bien mieux que d’autres, plus pesants, pour nous interroger sur notre existence, c’est-à-dire notre liberté. Et surtout elle nous émeut par son refus de chercher à nous émouvoir, nous touche par l’élégance avec laquelle elle évite les attendrissements simplets. La mort de Mona, on peut faire une croix dessus, si je puis me permettre, on ne la récupérera pas par des bons sentiments de gauche ; ni en « psychanalysant » dans le genre : elle était vraiment suicidaire. L’écran sur lequel évolue Mona est celui d’un peep-show : nous pouvons la voir mais jamais l’avoir, la posséder, vivante ou morte. Lorsque l’écran s’éteint, elle disparaît avec son secret.
Il y a pire encore, on se dit qu’en fait c’est elle qui nous a regardés ; de haut ; rigolant par avance du cinéma qu’on pouvait se faire sur son destin, pour employer des grands mots. Un peep-show inversé en quelque sorte. Dans Sans toit ni loi, le spectateur n’est ni juge ni témoin, il est renvoyé à lui-même.
Alain Carbonnier 04/12/1985
La chronique des dernières semaines sur Terre d'une jeune femme qui a choisi d'être sans toit ni loi: des scènes de différentes durées et intensités imposent...
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