A l’ombre des arbres en fleurs se couchent les couples alanguis par la chaleur de l’été. Les couleurs sont vives, la nature est épanouie, l’insouciance se lit sur les visages. C’est cette image du bonheur que peint Agnès Varda, en référence au Déjeuner sur l’herbe de Jean Renoir. Agnès Varda en cite même un extrait significatif : Paul Meurisse est allongé au pied d’un olivier en compagnie de Catherine Rouvel à qui il explique la théorie de l’évolution des espèces avant de lâcher, d’un air grave, cette phrase qui résume à elle seule tout le propos du film : « Le bonheur, c’est peut-être la soumission à l’ordre naturel. » Tout comme Renoir, Agnès Varda fait, elle aussi, de la nature le cadre propice à l’épanouissement du bonheur.
Le film s’ouvre ainsi sur la peinture ensoleillée d’un dimanche à la campagne. Les couleurs éclatantes des fleurs que l’on rassemble en bouquet, les pêcheurs qui titillent le poisson sur les bords de Seine, le large sourire des bambins et les couples qui s’enlacent sont les composantes de cette carte postale du bonheur qu’Agnès Varda se plait à fabriquer. C’est un bonheur simple, lumineux, vivifié par une palette de couleurs impressionnistes, qui rappellent celles des Renoir père et fils.
Le postulat d’Agnès Varda est le suivant : « L’ apparence du bonheur, c’est aussi le bonheur » (Cahiers du Cinéma, n°165, p. 48). Elle part d’impressions, filme les sourires des gens, heureux ou non, qui posent devant un appareil photographique pour immortaliser un instant de bonheur, factice ou non, ou de ceux des portraits de stars que l’on accroche au mur comme des icones. Elle part des clichés qui caractérisent la France rayonnante des Trente Glorieuses, pour mieux les subvertir ensuite.
Le héros, François, menuisier à Fontenay-aux-Roses, est un homme solide et sans histoires qui aime sa famille plus que tout. S’il trompe sa femme, ce n’est certainement pas pour combler un vide. Bien au contraire, il vit un bonheur rare et simple avec son épouse Thérèse et ses enfants. Mais pour François, le bonheur s’additionne (...) Le film bascule alors brutalement de l’insouciance au deuil, de l’été à l’automne, sans que cela affecte durablement François.
Alors que dans le film de Renoir le héros fait le choix entre sa fiancée officielle et son amante, François, lui, ne choisit pas, il additionne, mais échoue dans sa quête d’un bonheur superlatif. Pourtant, Agnès Varda ne se contente pas d’une morale ambiguë et poursuit jusqu’au bout son idée mathématique d’addition, de soustraction et d’égalité (...)
Dans le film de Varda, le schéma familial traditionnel s’inscrit bien dans un ordre naturel et persiste au gré des saisons qui se succèdent. En ce sens, Le Bonheur n’en demeure pas moins un film moraliste, bien qu’il ne soit pas pour autant moralisateur. Agnès Varda ne s’intéresse pas du tout à la psychologie des personnages, au sentiment de culpabilité que devrait ressentir normalement François suite à ses infidélités aux conséquences potentiellement tragiques. Agnès Varda en reste toujours à son postulat de départ. D’ailleurs, ce manque de parti pris moralisateur a valu au film bien des réactions passionnées à sa sortie en salles. A l’époque, le public a peut-être aussi été troublé par l’originalité du casting. Agnès Varda a choisi Jean-Claude Drouot pour le rôle de François. Cet acteur de théâtre, héros du feuilleton télévisée Thierry La Fronde, partage l’affiche avec sa femme Claire Drouot et ses enfants Olivier et Sandrine. Ainsi, aussi retors que cela puisse paraître, Jean-Claude Drouot trompe fictivement sa femme Claire avec la jeune employée des postes, interprétée par la charmante Marie-France Boyer ! (...)
Agnès Varda frappe juste dans tous ses choix esthétiques, à commencer par la musique de Mozart. Le thème du film épouse le rythme de cette célèbre fugue. La fugue vient du latin fugare et désigne la fuite d’une voix musicale à l’autre ; une ligne mélodique (dite antécédent) est alors imitée par une seconde (dite conséquent). Dans le film, Thérèse et Emilie, deux femmes très ressemblantes, sont respectivement l’antécédent et le conséquent de la fugue jouée par François qui fuit d’une femme à l’autre avec une insouciante allégresse.
Ce choix musical est d’autant plus percutant qu’il est associé à une idée picturale saisissante : comme un peintre, Agnès Varda manipule les couleurs primaires et les couleurs complémentaires pour créer des tableaux-séquences aux tons d’une cohérence et d’une vivacité étonnantes. Le bleu, le rouge et le jaune ne cessent de circuler d’un plan à l’autre et ajoutent au film une dimension chromatique tout à fait singulière.
Mais la facture impressionniste du film ne s’arrête pas au choix des couleurs : Varda joue également sur les distances, le lointain et la rapproché, le net et le flou, ce qui donne lieu a des scènes étourdissantes de virtuosité à l’image du premier tête-à-tête entre Emilie et François à la terrasse du café. La cinéaste possède également le regard d’un peintre dans la manière sensible qu’elle a de filmer les corps nus des amants. Elle parvient à donner à ces chairs une tonalité à la fois abstraite et émouvante dans des plans rapprochés qui sondent l’intimité de ce bonheur fait d’amour et de passion.
François Giraud, 24/9/2013