" ... Comment va se traduire, plastiquement, ce sentiment de l'irrémédiable, cette lente agonie d'un homme "avançant par degrés vers sa fin", cette déchirante et dérisoire chorégraphie funèbre ? C'est peut-être que le génie de Resnais éclate pleinement dans la simple et magistrale valorisation qu'il esquisse de deux couleurs fondamentales : le rouge et le blanc. La figure mère du film, c'est la giclée de quelques gouttes de sang sur un manteau d'hermine.
Or, cette image, si brève qu'on a à peine le temps de l'enregistrer, est préparée par tout un réseau de "ponctuations" analogiques : c'est le verre de vin renversé sur la nappe, lors de l'arrestation de Marly : c'est la tache de sang s'étalant sur le tapis, en couverture d'un numéro du Crapouillot feuilleté par le Dr Mézy, dans les bureaux de l'Epire; c'est le vrombissements rouge d'une hélice sur une carlingue blanche à l'aérodrome de Parme; c'est même, je ne crois pas trop extrapoler, le gros plan d'une assiette de fraises à la chantilly, où Alexandre écrase un cigare à moitié consumé (...)
Faut-il parler de symbolisme ? Non, mais d'une habileté confondante à extraire des choses leur potentiel de mystère, à déceler sous la gangue de la réalité l'ironie amère qui s'y dissimule. La mort fait son office, lentement, implacablement, et la caméra de Resnais est là pour la filmer au travail (...)
Et Trostki, que vient-il faire dans ce ballet de spectres ? Nous y voilà. Très loin de je ne sais quel calligraphisme où l'on aurait tôt fait d'enfermer Resnais, posons en principe que l'oeuvre tire toute sa force, précisément, de cette juxtaposition insolite, de ce va-et-vient dialectique à bien des égards comparable au mouvement Hiroshima/Nevers (dans Hiroshima, mon amour) : voici bien en effet le contrepoint indispensable, la tremblante étincelle de vie opposée aux compromissions d'un monde qui agonise.
Face au couple damné Stavisky et Arlette, il y a le couple Trotski/Natalya, hantant les mêmes paysages, jugeant les mêmes hommes, victimes des mêmes machinations. Ce couple fragile, que ne fera qu'entrevoir, dans la phosphorescence diaphane de l'exil, est porteur d'une immense espérance. Autour de lui, une jeunesse se rassemble et se régénère. Un monde est en train de mourir, un autre naît..."
Claude Beylie, juillet 1974