" ... Dans sa conférence de presse à la Mostra de Venise, Resnais a défini son film comme enregistrant « le malaise d'une civilisation dite du bonheur ». « Un nouveau monde se forme, mes personnages en ont peur, et ils ne savent pas y faire face. Nous assistons à une véritable imprégnation du monde. »
Cette imprégnation est d'un ordre tel que les auteurs n'ont pu (ni sans doute cherché à) distancer les mécaniques extérieures à l'action.
Le personnage de Muriel, qui était sans doute au départ un tant soit peu fantomatique, est devenu le spectre d'une situation précise, d'un drame localisé dans l'actualité.
« C'est Muriel elle-même qui nous a convoqués, a dit Resnais. Le film s'est développé comme une plante, les personnages ont commencé à vivre un peu indépendamment de nous. Pensez à une lettre recueillie sur un buvard : le film est ce buvard, le miroir qui rétablit une éventuelle lecture ce sera le public. Muriel est apparue au travers des taches d'encre. »
Ce qu'est Muriel, finalement, c'est la torture. Bernard a assisté, et même participé, aux atroces sévices exercés par des soldats français sur une jeune résistante algérienne. Cette plaie que porte toute une partie de la jeunesse ne s'est jamais refermée, et représente un obstacle au bonheur qu'on peut croire définitif. Bernard vit encore en contact étroit avec ses anciens compagnons de combat, devenus membres de l'OAS. Ses souvenirs à lui sont donc basés sur un acte accompli et irrémédiable, au contraire d'Alphonse et d'Hélène qui n'ont jamais rien achevé dans l'existence. Bernard, au lieu de solliciter sa mémoire, cherche à l'intimider. Il croit que sa seule chance de survivre consiste à raconter « Muriel », à porter témoignage. En fin de compte il sera le seul protagoniste de l'action qui puisse surmonter son passé par un autre acte irrémédiable (...)
Remarquons au passage que Resnais répond superbement à certaines critiques qui lui avaient été faites, de rester en deçà de l'actualité. Muriel représente, sur le seul plan du témoignage, un acte courageux, et qui rebutera les esprits évasifs. La séquence clé où Bernard, en projetant à un ami ces bandes anonymes et passe-partout que ramène le soldat de toutes les guerres (vues banales de gourbis, chambrées, repas hilares), lui raconte longuement l'agonie de Muriel, agit comme un révélateur de l'action tout entière. C'est la minute de vérité, elle apparaîtra indirectement, et de biais, pour chacun des protagonistes.
Et bien que le film se termine, en principe, sur un coup de théâtre, fort inhabituel chez Resnais, on constatera que cette fin est un effritement, un effilochement de l'action (...)
« À se perdre on se trace la route », égrène la cantate de Hans Werner Henze que Resnais a voulu inintelligible sur la bande sonore (...) Sans doute l'idée de la perdition en amour est-elle capitale, offre-t-elle une essentielle étape dans la quête du sublime. Mais Resnais nous a présenté des personnages qui, pour leur malheur, ne savent pas se perdre, même lorsqu'ils trichent avec leurs souvenirs. « Avec toi on ne sait jamais si on arrive au bon moment», disait Alphonse.
Muriel, c'est un peu le naufrage de la concomitance, la perte des pôles magnétiques de la passion. Remercions Resnais de cet avertissement, qui le situe plus que jamais parmi les esprits généreux et les grands moralistes de son temps."
Robert Benayoun, Novembre 1963
Film où les images apparaissent saccadées, bégayantes, confuses ; paroles hésitantes, tournant en rond, ou alors éclatant de colère ; un développement...
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