" Le métier de la cover-girl consiste à se transformer en image. Elle est, par profession, le reflet que le magazine de mode tend à ses lectrices (lecteurs) -et auquel les autres (elles) s’efforcent de ressembler ou que les autres (ils) s’efforcent d’atteindre, ils et elles séduits, attirés, prêts à basculer dans l'eau du miroir comme Narcisse dans son miroir d’eau.
Entre les regards de ceux qui regardent et le visage qu’ils regardent, on sait à peu près ce qui se passe. Mais entre le visage regardé et le vrai visage ? Que se passe-t-il quand l’image se regarde à son tour ? Des deux visages, lequel existe vraiment ?
Tel est le point de départ du film de Klein. D’entrée de jeu il nous oblige à assister à la fabrication d’un visage ; à l’installation, sur une face de chair et d’os et muni d’un regard, du masque provisoire imposé par de fugaces caprices devenus lois. Il est normal, spécifique (allons-y du jargon) que le cinéma s’intéresse à cette aventure d’image et de reflet qui pose le problème des apparences et de la vérité, de l’art et du réel — et normal, spécifique, que ce film aboutisse à un film sur la T.V., très exactement sur la T.V. de reportage supposée dépister la vérité toute nue. Le spectateur regarde une caméra de cinéma qui regarde une caméra de T.V. qui regarde des photos d’une fille qui se regarde dans un miroir. Que reste-t-il de Polly Maggoo au bout de cette enfilade quasi télescopique de regards ?
Klein (...) a opté pour la satire agressive. Un cocktail-Molotov de vitriol et de poil à gratter. Avec, pour tremplin, la minuscule Polly Maggoo et le minuscule mystère que représente sa toute petite personne, Klein se déchaîne. Cest Attila : là ou sa caméra pose le pied, le mythe ne repousse plus. Extravagance des modes; stupidité snobinarde de la volaille élégante (et qui se perche, pour assister aux "collections", comme volaille dans un poulailler) ; jungle des milieux T.V. ; immense connerie sirupeuse de la presse du cœur où le conte de fées rabâche pour la millionnième fois la fable anesthésiante du Prince charmant et de la Bergère, l’avatar moderne de la Bergère étant la cover-girl et le Prince charmant étant choisi parmi le peu d’héritiers royaux qui reste (...). Tout cela falsifié, puéril, fragile, illusoire, puisant pourtant un inconcevable pouvoir dans le fric, le fric dégelé par la fascination et l’adoration "religieuse" qu’exercent sur des foules conditionnées ces apparences dérisoires.
Avec ce film ravageur de Klein, le rire retrouve sa fonction essentielle : il se fait vengeur. Comme celui de Molière, de Buster Keaton ou des frères Marx, il écarte les guimauves de la gentillesse à la Chaplin ou de la prudence à la René Clair.
Sa lucidité ne redoute pas de passer pour méchanceté. Elle ne respecte rien là où rien n’est respectable. Pareil acharnement exige de l’iconoclaste qu’il dise la vérité. D’où le recours aux procédés du cinéma-vérité : style T.V., enquête, interviews, documents photographiques. Recours pervers, et qui est en soi source de comique puisque ces procédés, loin d’aboutir à la vérité exaltent les apparences, fortifient la « fabrication », nourrissent la fable, répondent (loin de la contrarier) à l'attente du public. Klein s'aventure sur le terrain de l’ennemi avec l’uniforme et les armes de l’ennemi. Il fait de la sophistication une satire hypersophistiquée. Contre la mode il utilise la mode, ce qu’il y a de plus "dans le vent" dans le style T.V. (le noir et blanc d’Averty), ou le style cinéma (Reichenbach et Godard), ou la mise en page des éditions les plus "in". La démystification n’a lieu qu’au second degré. Sans même que Klein ait besoin de toujours recourir à la caricature. Il arrive que les victimes s’en chargent. Pour indiquer le ridicule de Jean Nocher il suffit de représenter Jean Nocher.
Cette allure follement "mode", ou "T.V. géniale", ou "presse du cœur illustrée", adoptée par mimétisme satirique, voilà peut-être la fragilité de ce film — fragilité qui est celle-là même de ce qu’il moque. On ne peut cacher non plus tout ce que ce jeu savoureux a d’intellectuel. Clins d’œil à consommation limitée, canulars rive gauche du style Hanoteau-Vian, jeu des acteurs (Rochefort, Noiret, Alice Saprich, Delphine Seyrig, Samy Frey) également au second degré et fleurant bon la Rose Rouge des neiges d’antan. Klein évoque alors un Fellini arpentant Saint-Germain des Prés avec Vogue comme Bible. Et puis, mon Dieu, pour une fois que les intellectuels sont marrants..."
Jean-Louis Bory, 12/10/1966