" Nous avions laissé, à la fin des Quatre-cents coups, Jean-Pierre Léaud, face à une mer calme, seul décor non clos d’un film entièrement construit en fonction de cadres familiers, quotidiens, étouffants. Cette ultime évasion de Leaud allait au-delà du simple réflexe, du mouvement d’humeur. Inconsciemment l’enfant condamnait son monde et nous criait son envie de vivre. François Truffaut avait su diriger, d’une main assurée, les personnages, issus de sa propre jeunesse, sans pour autant moraliser. Tout jaillissait simplement dans la plus grande authenticité.
Quatre ans plus tard, dans L’Amour à vingt ans, court film mais charnière indispensable dans l’évolution des personnages, le décor perdait un peu d’importance cependant que croissaient en volume et en présence les acteurs, dont un Jean-Pierre Léaud dans sa phase adolescente. Ses changements sans problème de lieux et de métiers, ses soucis constants de se cultiver (il était alors adhérent aux Jeunesse Musicales de France) nous faisaient bien comprendre que l’enfant avait tenu promesse, qu’il tentait de vivre sans s’aliéner.
Baisers volés, qui nous parvient, six ans après, constitue un énorme pas franchi, tant dans l’évolution de chaque personnage, dont un Jean-Pierre Léaud parvenu au stade des grands choix, que dans la vision du cinéaste qui mêle intimement ses souvenirs filtrés par le temps, ce qui les rend plus beaux encore, ses propres impulsions face à des situations tout à fait actuelles et aux tons multiples, et ses rêves, où le quotidien, comme il aime à le répéter, prend un aspect merveilleux.
Ainsi, grâce à son personnage fétiche, Truffaut n’a pas vieilli ou plutôt il a su bien vieillir, ce qui est encore plus difficile. Les velléités qui avaient pu l’animer, dix ans auparavant, ont disparu pour laisser place à une plus grande réflexion, une douce nostalgie des choses sans fard, un esprit caustique cent fois plus percutant. Son personnage, aussi, a pris un certain recul, coupé tout cordon ombilical et transformé ses rapports avec son père nourricier.
Il prend ses propres responsabilités, assume ses propres erreurs. Nous avons même l’impression qu’il conduit littéralement le film et comme il n’a point perdu son goût du changement, ses soucis de connaissances, sa peur d’un décor sans air, nous allons pouvoir le suivre au cœur de mille situations un brin cocasses, puisque c’est encore un jeune un peu farceur (...)
Truffaut a toujours tenu ses paris et réalisé des films suivant ses théories : dosage et changement de ton. Par un seul changement de ton, il donne aux répliques les plus quotidiennes, aux situations les plus connues, un poids extraordinaire, une signification sans ambiguïté (...) Une autre particularité des films de Truffaut réside dans l’utilisation de scènes secondaires où une allusion suffit à situer l’œuvre dans le temps. (...)
J’avais aussi parlé de la magie des couleurs, magie qui trouvera sa plénitude lors d’une apparition, placée sous le double signe aérien de la chaussure et de la musique (admirables notes choisies par Antoine Duhamel) en la personne de Delphine Seyrig, la plus magique des actrices françaises, au timbre de voix si émouvant. Dès cet instant, Léaud, qui ne cessait de courtiser une jeune fille un brin coquette (Claude Jade, un visage qu’on aura plaisir à revoir) ne peut plus souffrir son monde, son travail, ses habitudes.
La fuite est proche, mais en un instant inoubliable la déesse aura su redevenir une femme, qui comblera d’émotion le garçon, ébahi. " Nous sommes tous des êtres exceptionnels, chacun notre tour, et irremplaçables ". Là encore, l’extrême pudeur de François Truffaut haussera la scène à un niveau proche du ton minnellien. Les deux adolescents pourront désormais envisager l’avenir en toute sérénité.
La fillette ayant compris que les baisers volés, les billets doux, tout comme dans la chanson de Trenet, véritable inspiration de cette œuvre juvénile, n’ont qu’un temps, mais qu’il est bon de s’en souvenir. L'homme ne peut vivre coupé de son monde intérieur. "
Gérard Langlois, 11/09/1968