Les Herbes folles est donc davantage qu'un titre : un manifeste, un mode d'emploi, une invitation à entrer directement dans le vif. Et, implicitement, à se laisser porter par l'essentiel : le cinéma. Soit, ici, un jeu de très haute volée entre les mots et l'image, entre les voix off et les musiques, entre les couleurs et la lumière, dignes de Wong Kar-wai. Rien n'est trop fou pour les herbes folles. Il s'écoule de longues minutes avant que n'apparaisse le visage de l'héroïne (celui de Sabine Azéma, irremplaçable), alors même qu'on l'a vue s'acheter une paire de chaussures, puis se faire voler son sac à l'arraché. Au moment où elle reprend ses esprits, un homme (André Dussollier, halluciné, au sommet de son art), ayant trouvé le portefeuille dérobé, s'évade au contraire de lui-même, projette ses pensées et ses fantasmes vers cette inconnue nommée Marguerite Muir - un patronyme de personnage de Mankiewicz, ça aide à fantasmer...
Les Herbes folles n'est pas une histoire d'amour. Peut-être une histoire de désirs. Désaccordés. A coup sûr, une histoire de désordres. L'homme voudra connaître la dame, cherchera son numéro, se ravisera, déposera le portefeuille au commissariat, rivalisant en signes cliniques inquiétants avec le flic de service (Mathieu Amalric). Elle l'appellera pour le remercier, rien de plus. Il demandera : « C'est tout ? » et lancera : « Vous me décevez beaucoup ! » Voilà pour se faire une idée de l'altitude « non sensique » à laquelle campe le film.
Un non-sens souvent hilarant, mais aussi très éloquent. Il dit les abîmes qui nous guettent dans les situations les plus anodines - a fortiori dans celles qui le sont moins. Il dit les spirales irrationnelles où l'on peut chuter pour trois fois rien. C'était déjà le ressort de Smoking/No smoking. C'était encore l'esprit de Coeurs, précédent film du cinéaste.
Si on préfère de loin Les Herbes folles, c'est qu'Alain Resnais donne ici un nouveau et admirable tour de vis formel à son grand Meccano. Voilà, par exemple, le premier film où l'on entend un narrateur (Edouard Baer en voix off), supposé omniscient, hésiter, se contredire, se reprendre sans cesse, semant le doute et l'ambiguïté quant aux faits relatés. Lesquels consistent, avant tout, en de spectaculaires volte-face des deux protagonistes (...) Tout concourt au déraillement du sens.
L'affiche ne ment pas, qui évoque les montages de Magritte, les associations et fulgurances surréalistes. Commencé par un vol de sac à main, le film fait finalement miroiter un vol en avion de tourisme, le décollage vers l'imaginaire paraissant la seule issue pour ces humains ballottés par leurs pulsions tous azimuts. D'où ce feu d'artifice de coq-à-l'âne, de fausses fins, ironiques ou farcesques, agencées selon la seule logique du rêve ou du cauchemar. Et cette ultime réplique sans queue ni tête - mais avec chat et croquettes -, dont l'absurdité radicale est assurément une philosophie en soi...
Réfutons d'avance l'idée d'un pur exercice de style. Car quoi de plus important, de plus urgent à étudier ou à représenter que notre invraisemblable, notre insoutenable condition d'herbes folles ?"