" (...) Hannah et ses soeurs, de Woody Allen, est l'une des sources d'inspiration revendiquées par le réalisateur. On retrouve, de fait, outre ce Manhattan d'artistes et d'intellos, un peu de la causticité du maître, de son adresse à révéler l'envers de la bien-pensance à travers les conversations quotidiennes. Autonomes, George et Ben étaient adorés par leurs proches. Dépendants, ils le sont moins. L'un et l'autre découvrent sous un nouveau jour ceux qui les dépannent : « Quand on vit chez les gens, on finit par les connaître plus qu'on ne le voudrait. »
Mais le film ne reste pas cette comédie acide « à la manière de ». Depuis le superbe Forty Shades of blue (2005), Ira Sachs manifeste un penchant romanesque à peine contenu par une certaine froideur mélancolique. La même alchimie était à l'oeuvre dans Keep the lights on (2012), où il racontait sa passion triste pour un garçon devenu fumeur de crack (Bill Clegg, qui a, lui, tiré un roman de cette histoire). Dans Love is strange, mélo en sourdine, le portrait de groupe new-yorkais est peu à peu mis en perspective par le passage des saisons. Les événements racontés prennent une signification imprévue, et d'abord la séparation temporaire du couple.
Alfred Molina et John Lithgow (le grand-père dans Interstellar, rien de moins), excellents, jouent les deux maris à l'épreuve, chacun à un bout de la soixantaine. Des figures de gays rares à l'écran, avec des questions déchirantes (« Si je ne vends jamais aucune toile, tu m'aimeras encore ? » demande Ben, peintre sans succès, à son compagnon), mais aussi un humour à toute épreuve, et, derrière eux, une vie de combats et de changements de société. En montrant, côte à côte, sous un même toit, plusieurs générations — dont un adolescent, petit-neveu de Ben —, le cinéaste capte les échos qui se propagent de l'une à l'autre. Il interroge la possibilité de transmettre un peu de soi : un apparent dialogue de sourds peut porter ses fruits au bout de longs mois...
Après Allen, Ozu à Manhattan, en 2014 ? Pas exactement. Mais une réflexion fine, et finalement tendre, sur la famille dans ses acceptions les plus contemporaines, et sur l'amour au sens le plus large."
Louis Guichard, 12/11/2014