" Après
avoir raflé l'essentiel des prix des festivals européens où il a été présenté,
à Rotterdam, Angers, Göteborg, Nói
Albinói parvient enfin sur nos écrans. La
beauté étrange et fragile de ce
premier film islandais tient d'ailleurs à ce côté trop doué pour être vrai,
puisque Nói pousse si loin son caractère de génie qu'il passe aux yeux de la
plupart pour un demeuré total. C'est l'histoire du personnage du film de Dagur
Kari : il règle mat un match d'échecs en trois coups, aligne le Rubik's Cube
selon les bonnes couleurs en trois minutes, fait exploser tous les barèmes du QI,
mais sera quand même viré du lycée pour «mauvais exemple», «absentéisme répété»
et «indiscipline chronique» aux deux tiers du métrage.
Car Nói n'est pas seulement un grand adolescent albinos et imberbe, mais un
monstre que personne ne peut comprendre, provoquant la stupeur sur son passage,
un précipité d'angoisse entraînant
des réactions catastrophiques en chaînes, un alien émergeant des tripes gelées
de l'Islande
qu'aucun habitant du bourg perdu de Bolungarvik ne pourra jamais appréhender (
)
Tout est ainsi décalé, le moindre geste, la plupart des répliques, et le film
se construit comme une farce, jamais lourde cependant, divisée en courts tableaux
hilarants qui font penser au Moretti des débuts (Je suis
un autarcique ou Ecce Bombo, par
exemple) ou au Suleiman de Chronique
d'une disparition.
Mais
la farce est terrible, car rien ne peut venir la clore ou en adoucir l'aigreur.
Dagur Kari pratique une
forme extrême de comique désespéré, que renforcent encore les accords
déchirants et mélancoliques de son propre groupe de pop (qui a autoproduit la
musique du film), et l'apparence troublante de son acteur principal, un copain
de lycée d'origine française, Tómas Lemarquis, les yeux bleu acier, la peau
translucide, le crâne lisse, un croisement génétiquement élaboré du cancéreux, de
l'ado rebelle et de l'être venu d'ailleurs. Indéniablement, il est la
trouvaille première du film, et son corps à la fois explicite et mutique
est une révélation.
La
principale vertu de Nói Albinói est
son sens du retrait, de l'ambiguïté : aucun des mystères n'est
levé, aucune des questions résolue. Dagur Kari cultive avec finesse la
suspension du sens.
On ne saura jamais, effectivement, si Nói est un surdoué ou un débile, si le
titre du film veut dire
«Nói l'albinos» (comment on pense le croire) ou pas, ni si la jeune femme qui
le regarde, le suit,
le borde, fume avec lui, l'embrasse même, est amoureuse, ou si le philosophe
lit du Kierkegaard ou un quelconque imposteur venu du
froid. La seule et unique chose que l'on saisit,
avec évidence, c'est que, lorsque tous les éléments mis en place par Dagur Kari
se croisent, le
film devient littéralement stupéfiant. Nói abattant d'immenses stalactites de
glace avec son fusil, lançant des pierres dans une mer resplendissant d'un
soleil d'été irréel, courant avec ses immenses foulées le long de la montagne, ou
enfermé dans un trou noir final éclairé d'un seul briquet usé. Il y a dans Nói Albinói des moments qu'on n'a jamais vus et qu'on ne reverra
pas : Dagur Kari redonne le
sentiment que le cinéma peut encore surgir à tout instant d'où on ne l'attend
plus. »
Antoine de Baecque
0 au sujet de
Noi albinoi
15217290 au sujet de
Noi albinoi