" Nora Philippe adopte un ton doux-amer pour aborder la situation des agents travaillant chaque jour au sein d’une institution malade. Le film se concentre dans un premier temps sur les rapports parfois tendus qu’ils entretiennent avec les demandeurs d’emploi, pour mieux s’orienter par la suite vers leur confrontation avec le fonctionnement même de l’agence. Ils sont alors eux aussi regardés comme des employés soumis à la pression de l’entreprise. Entretiens d’embauche, contrats à durée déterminée, avancée de carrière bloquée, peur du chômage... Les employés de Pôle Emploi se retrouvent du même côté que les personnes qu’ils accueillent quand il s’agit de subir la pression d’une crise politique et économique qui pèse de plus en plus sur les salariés.
Pourtant le film n’est en rien larmoyant, et se révèle même souvent assez drôle.
Cette légèreté n’est pas le résultat d’une relativisation artificielle de la situation. Les rires sont partagés avec les agents, qui parviennent souvent à se réfugier dans un second degré salvateur devant l’absurdité des situations auxquelles ils sont confrontés. Tout du moins quand ils ne craquent pas sous la pression de la dictature des chiffres, ou devant leur incapacité croissante à traiter tous leurs dossiers correctement.
Se revendiquant totalement de l’héritage de Frederick Wiseman, la réalisatrice délaisse toute approche explicative pour mieux se concentrer sur les rapports humains qui se créent autour des logiques ubuesques de la bureaucratie.
En observatrice silencieuse, elle trouve dans les locaux de l’agence autant d’axes de prise de vue pour restituer l’ambiance crépusculaire des lieux. Elle observe les agents essayer de faire corps pour remplir leurs missions, alors qu’ils sont constamment séparés les uns des autres par toutes sortes d’obstacles. Les personnes se parlent en usant d’acronymes venant d’un autre monde, pour débattre de nouvelles procédures plus ou moins incompréhensibles. Les bureaux sont isolés par des vitres décorées de silhouettes sans visages, les poignées des portes s’arrachent sans plus surprendre personne. Et bien sûr, il y a l’informatique, dieu farceur qui efface les rendez-vous, empêche l’archivage des dossiers, et tombe en panne. A la vue des machines alignées recouvertes d’étiquettes « hors d’usage », on en finirait presque par se croire dans un des décors de Playtime de Jacques Tati.
La justesse de la position de la réalisatrice, admirablement tenue tout au long du film, se voit malmenée à une seule occasion dans une courte séquence durant laquelle des agents sont installés face caméra pour lire des lettres écrites par des demandeurs d’emploi suite à leur avis de radiation. On peut comprendre l’intention initiale de la réalisatrice consistant à révéler des courriers habituellement classés dans des dossiers sans plus de considération. Mais cet interventionnisme soudain, qui place ces agents dans la position de porte-paroles d’anonymes éliminés par le système, évoque alors une sorte de processus d’expiation, qui était tout à fait dispensable.
Pour autant ce faux-pas n’entache pas ce que parvient à révéler Nora Philippe quand elle se concentre sur les tensions contradictoires auxquelles sont soumis les agents de Pôle Emploi. Cette catégorie d’enjeux transparaît tout particulièrement dans le personnage de la directrice d’agence. Là aussi, on retrouve quelque chose de commun avec Frederick Wiseman. Il suffit de repenser à sa manière d’aborder le directeur de la National Gallery dans son dernier film. Celui-ci s’employait à tracer une voie entre la nécessaire modernisation du musée, et la protection de l’intégrité du sanctuaire face aux tentatives extérieures d’appropriation de son prestige.
La filmographie de Wiseman est peuplée de ces personnes qui doivent assumer une fonction portant en elles des enjeux de société majeurs, sans qu’ils ne soient forcément conscients de l’importance de leur situation, à la croisée des chemins.
Or c’est justement la présence de la directrice qui va donner toute sa force à la très réussie dernière séquence du film. Dans cette scène impitoyable, la seule se déroulant hors des locaux de l’agence, un élu se gargarise sous le crépitement des flashs de l’embauche en "emploi d’avenir" de quatre jeunes dans les services de propreté et hygiène de la ville.
Mission accomplie, on sort les bouteilles de champagne, on insiste sur le fait que ces jeunes de Seine-Saint-Denis sont enfin sur la bonne voie. On leur fait même la morale. Cynisme sans limite ou crédulité coupable ? Dans les deux cas, alors que la mascarade est observée par celle qui essaie de tenir la barre au milieu de la tempête, il n’y a vraiment plus de quoi rire."
Adrien Mitterrand