" Cela faisait trois ans que Ioanis Nuguet, jeune réalisateur de 31 ans passé par le théâtre et l’Indonésie, promenait sa caméra dans un campement rom quand, un beau soir, un petit bonhomme à la bouille ronde et au regard brûlant nommé Spartacus lâche un rap devant son objectif et, dans l’instant, le convainc de tourner un film sur lui (...)
Si le mélange fiction-documentaire est devenu la tarte à la crème d’un certain cinéma d’auteur, Ioanis Nuguet, lui, filme sans se préoccuper des catégories, au plus près des êtres et de ce que leur réalité recèle de mythes en puissance. A commencer par les prénoms en titre des enfants, annonciateurs d’épopées, pour en arriver à cette nuée de proches qui les entourent : un père alcoolique, gros bébé immature et instable, sous les pleurnicheries duquel se cache une maîtrise ès manipulations et chantage affectif ; une mère pythie perchée entre ici et ailleurs, le visage taillé à la serpe et les yeux vert émeraude fichés dans une folie qui la rend absente à elle-même, jamais plus heureuse qu’à la cueillette du muguet ; enfin, Camille, une admirable jeune femme de 21 ans, d’une maturité bluffante, qui parle roumain, se bat pour faire vivre son cirque, prête main-forte aux enfants, leur sert de mère, de prof, de coach, de guide, d’amie. Des acteurs de haut vol, moins des personnes que des personnages déjà riches de mille fictions instinctives et qui scintillent dès qu’on les place devant une caméra. Celle-ci, d’ailleurs, semble d’une légèreté immatérielle, sachant admirablement se faire oublier.
Pris entre tous les feux, entre tous les discours, qu’ils soient d’intimidation ou d’apitoiement, Cassandra et Spartacus résistent, se tiennent droit et avancent comme ils peuvent, dans le rayonnement de leur jeunesse. Qu’ils soient des héros, c’est tout ce que le film essaie de nous dire. C’est peu, mais il ne faut pas oublier quel sinistre traité sociologique lesté de mauvaise conscience il aurait pu être. A la place, Nuguet entraîne sa caméra dans de subites embardées, reliant sans cesse ses personnages aux saillances du monde alentour, allant chercher tantôt un éclat de lumière, un bruissement de nature, une luisance du bitume, un recoin de chapiteau, comme pour saisir l’essence d’une liberté qui, malgré tout, traverse toute chose.
Il en tire à l’arraché un poème de l’enfance éclaté et vivant, cassant les chronologies trop explicatives et les déterminismes indiscutables."