Le cinéma, il y est venu à la fois tôt et tard. Tôt, car il n'a pas trente ans lorsqu'il tourne son premier film, L'Opéra des gueux/The Beggar's Opera (1953). Tard, parce qu'il a, à l'époque, déjà monté vingt-cinq pièces, depuis 1942 et son adaptation (à 17 ans !) du Dr Faustus, de Christopher Marlowe.
Nourri dès sa petite enfance au lait de Shakespeare (il aurait mis en scène Hamlet, à l'âge de 5 ans, avec ses marionnettes), on aurait pu croire que pour sa première tentative au cinéma, il aurait illustré le grand Will. C'est pourtant John Gay qu'il choisit, auteur du début du 18e siècle, bien oublié si Bertolt Brecht n'avait utilisé la trame de sa pièce (et même quelques-uns de ses personnages) pour son propre Opéra de quat'sous. Le film étant produit et interprété par Laurence Olivier, on peut l'imaginer comme un essai de transposition à l'écran d'une mise en scène théâtrale (comme Brook fera plus tard).
En réalité, il s'agit d'un vrai film, pensé pour le cinéma, avec galopades incluses, la seule comédie musicale jouée par sir Laurence, et dans laquelle on trouve des acteurs britanniques renommés, comme Hugh Griffith et Stanley Holloway. Pas du tout un travail d'amateur, de dilettante effectuant une escapade hors du théâtre pour se désennuyer. Le film, sorti en France en 1954 – sans doute sur le seul crédit de Laurence Olivier, alors au sommet de sa gloire -, n'a jamais été repris, empêchant toute comparaison avec l'œuvre de Pabst et Brecht filmée vingt-trois ans plus tôt.
Dans la seconde partie des années 50, Brook fait des allers et retours entre Londres et Paris, montant ici et là Jean Anouilh, Arthur Miller, Shakespeare ou Jean Genet. Il dirige en 1956 Jeanne Moreau pour la création française de La Chatte sur un toit brûlant de Tennessee Williams. C'est sans doute la raison pour laquelle Raoul Lévy, le producteur, fait appel à lui pour la diriger dans l'adaptation filmée du court roman de Marguerite Duras, Moderato cantabile. Brook n'a pas encore théorisé son "espace vide", rejetant tout décor pour se fixer sur le seul travail du comédien, sans cesse peaufiné. Mais le film anticipe cette pratique, insistant sur la confrontation des acteurs, la modulation des dialogues, la vibration émise lors de situations presque immobiles, sur fond d'estuaire de la Gironde, capté dans un Cinémascope noir & blanc somptueux. Méthode tout à fait pertinente pour restituer l'univers de Duras (et que cette dernière reprendra lorsqu'elle passera à son tour derrière la caméra). Jeanne Moreau obtint le prix d'interprétation féminine à Cannes 1960, et c'était justice.
Délaissant la petite musique durassienne, Brook s'attaque trois ans plus tard à un roman aux dimensions plus vastes, ne correspondant pas a priori à ses habitudes de directeur d'acteurs : Sa Majesté des Mouches /Lord of the Flies, de William Golding, traite en effet d'enfants, survivants d'un crash dans le Pacifique et recréant dans l'île où ils se sont installés une société, d'abord organisée démocratiquement, qui va peu à peu se transformer en dictature. La fable désenchantée sur le pouvoir et la tyrannie inévitable est proche, en définitive, de la vision shakespearienne de l'Histoire, mais la nouveauté tient pour le réalisateur dans un travail avec des enfants non-professionnels, une première pour lui. Des décors naturels – une plage, des rochers -, un tournage déstabilisant – deux mois d'isolement. Mais l'expérience réussit : le film est impressionnant, sans doute un des plus forts dans le genre, peu souvent fréquenté à cause de sa difficulté, des œuvres entièrement interprétées par des gamins. La violence des rapports humains et le retour à la sauvagerie naturelle des moins de 12 ans (thème déjà abordé par Régis Messac dans Quinzinzinzili, vingt ans plus tôt) n'ont rien perdu de leur intensité en cinq décennies, comme l'a prouvé une réédition récente.
À la même date, 1963, Brook met en scène la pièce de Peter Weiss La Persécution et l'assassinat de Jean-Paul Marat montés par les pensionnaires de l'asile de Charenton sous la direction du marquis de Sade – titre abrégé en Marat-Sade pour d'évidentes raisons. Il y remet en action la théorie du "théâtre de la cruauté", formulée par Antonin Artaud au début des années 30, et que les metteurs en scène modernes (Grotowski, The Living Theatre) redécouvrent alors.
Le succès est tel que, quatre ans plus tard, il décide d'en faire un film, avec les mêmes acteurs (ceux de la RSC, Royal Shakespeare Company, parmi lesquels Glenda Jackson) – pas une captation, une adaptation refondue pour la caméra (comme il fera ensuite pour Tell Me Lies et pour Hamlet). Malgré les contraintes d'un tournage exécuté en deux semaines, il a su trouver la forme théâtrale parfaite, entre improvisation apparente, travail du corps, happening et respect du texte, pour opposer les deux conceptions de la révolution avancées, la liberté pour tous au prix de la liberté de chacun de Marat et la liberté individuelle absolue de Sade. Le film, un huis clos qui jamais ne pèse, tant les mouvements de la troupe sont savamment conduits – voir la différence avec Agonia, tourné avec le Living Theatre en 1968 par Bertolucci -, constitua un grand moment pour ses (peu nombreux) spectateurs de 1967. Il n'a malheureusement jamais été remontré depuis, sinon à titre exceptionnel, et c'est dommage.
L'année 1966 voit l'opposition à la guerre du Viêt-nam, longtemps réduite à une affaire intérieure américaine, gagner tous les pays occidentaux. Brook et ses acteurs de la RSC composent un texte collectif, US, pour exprimer leur mauvaise conscience et leur responsabilité – quelques temps après, un collectif français signera, dans le même ordre de préoccupations, Loin du Viêt-nam.
Presque immédiatement, en 1967, juste après Marat-Sade, Brook tourne Tell Me Lies (intitulé d'abord Tell US Lies), à la fois adaptation du spectacle originel et création d'on objet brechtien, mélangeant chansons, cinéma direct, événements reconstitués, documents bruts, interviews vraies et jouées. Le film ne fut présenté qu'en festival et n'est sorti ici qu'en octobre 2012. Revu avec l'éloignement temporel, il a gagné en puissance formelle ce qu'il a perdu en actualité, comme bien souvent les films d'intervention directe.
Durant les trente-cinq années qui suivront, Brook ne tournera que cinq films, quatre d'après ses spectacles, King Lear (1971), La Tragédie de Carmen (1983), Le Mahâbhârata (1989) et La Tragédie d'Hamlet (2002), un d'après les souvenirs de Georges Gurdjieff, Rencontres avec des hommes remarquables (1979). L'intérêt de ce dernier titre est de ne ressembler à rien de ce que Brook avait réalisé avant, ni après – sinon une prééminence des décors naturels comme dans Sa Majesté des Mouches. Les aventures du jeune futur philosophe esotérique et la mise au point de ses méthodes initiatiques préfigurent (un peu) les propres recherches brookiennes quant au travail de groupe et aux disciplines rythmiques nécessaires pour parvenir à la conscience de son "vrai moi" – sans y intégrer les aspects plus contestables qui peuvent rapprocher la doctrine d'une activité sectaire. Mais le film déçoit, malgré la beauté des paysages afghans et l'agrément des derviches tourneurs – le chemin qui mène à la Sagesse emprunte des voies que l'on n'est pas forcé de trouver plaisantes.
Au moins cette découverte de Gurdjieff a-t-elle amené Brook vers le sous-continent indien et ses mythologies. Adapté avec Jean-Claude Carrière, l'épopée du Mahâbhârata fut un des sommets du Festival d'Avignon 1985, qui fit ensuite les belles soirées du théâtre des Bouffes du Nord, local parisien de la troupe. De ce spectacle à succès, il restait à faire un film, qui prit d'abord, en 1989, la forme d'une mini-série télévisée en 6 épisodes, puis d'un film à durée humaine, quoique de presque trois heures. Spectacle-monde, inoubliable quelles qu'en soient les versions.
Ce n'est qu'une douzaine d'années plus tard que Peter Brook renoua avec l'écran – le petit, puisque c'est pour la BBC et Arte qu'il réalisa La Tragédie d'Hamlet, à partir du spectacle monté en anglais, en 2001, à Paris. Selon la méthode déjà employée : pas une captation, un véritable film. Tourné sur place, dans les Bouffes du Nord dépourvues de décor, avec sa troupe internationale – Hamlet et Claudius sont Noirs, Ophélie est une Indienne, le faux roi est japonais -, avec le même soin et la même inventivité que pour Marat-Sade ou Tell Me Lies : une œuvre qui doit tout au théâtre et qui est pourtant profondément cinématographique, malgré ses 132 minutes d'affrontements en plans rapprochés.
Car la force de Peter Brook est d'échapper aux catégories, comme les quelques "grands", Visconti, Losey, Chéreau, qui ont touché à toutes les formes du spectacle, théâtre, opéra, cinéma, écriture. Et ses films ne sont pas les passe-temps d'un metteur en scène de théâtre, mais les jalons d'un itinéraire dont tous les détails sont importants.
Lucien Logette