Né le 15 septembre 1926, disparu le 30 mai 2006, Shohei Imamura fait partie du très petit club des cinéastes doublement palmés au Festival de Cannes, avec Francis Ford Coppola, Michael Haneke, les frères Dardenne, Bille August et Emir Kusturica. Palmes décrochées en 1983 (La Ballade de Narayama) et en 1997 (L'Anguille), la première à l'étonnement général, car l'auteur n'avait pas grande réputation face à certains autres sélectionnés, Bresson, Ferreri, Oshima, Ivory ou Tarkovski.
C'était d'ailleurs un quasi-inconnu, sauf pour les attentifs amateurs parisiens du cinéma nippon qui avait vu Filles et gangsters (Cochons et cuirassés) (1961) en 1962, La Femme-insecte (1963) en 1972 et La vengeance est à moi (1979) en 1982.
Comme Bille August, toujours considéré comme un palmé abusif (malgré les beautés de Pelle le Conquérant et des Meilleures Intentions), Imamura ne fut vraiment pris en compte par un public plus large que lorsque Zegen (1987), puis Pluie noire (1989) vinrent confirmer sa stature d'auteur. Ce qui permit la sortie de quelques films antérieurs – il fallut tout de même attendre 2002 pour que L'Évaporation de l'homme (1967) nous parvienne… - et une distribution normale pour les titres suivants, Dr Akagi (1998) et son ultime (et magnifique) De l'eau tiède sous un pont rouge (2001).
Il paraît que c'est la vision de L'Ange ivre de Kurosawa qui lui révèle le cinéma, alors que jusque-là, outre ses études d'histoire, c'est le théâtre qui l'avait surtout intéressé. Il devient assistant d'Ozu, passe de la Shochiku, la grande société de production, à la Nikkatsu, écrit quelques scénarios et accède à la réalisation en 1958, avec Désirs volés, premier d'une série de titres dans lesquels s'affirmera le désir : Désir inassouvi (1958), Désirs meurtriers (1964), Profond désir des dieux (1968). Le terme n'est pas seulement là pour attirer le spectateur complice, il illustre une préoccupation constante d'Imamura, celle du rôle du corps, de la sexualité, du besoin naturel, qui traversera toute son œuvre, du Pornographe (introduction à l'anthropologie) (1965) à Zegen, le seigneur des bordels, jusqu'à l'explosion inouïe de De l'eau tiède…
Mais il ne s'agit pas d'une simple obsession d'érotomane : le désir et sa satisfaction sont toujours considérés dans un contexte politique (Cochons et cuirassés, 1960, et sa vision de la société japonaise sous surveillance américaine), historique (L'Histoire du Japon d'après-guerre racontée par une hôtesse de bar, 1970) ou sociale (la communauté villageoise de La Ballade de Narayama régie par des règles, familiales, sexuelles, alimentaires, qui conditionnent sa survie).
Il a des intentions précises : en 1965, il déclare, dans les Cahiers du cinéma, qu'il cherche à "unir la partie inférieure du corps humain et la partie inférieure de la société". Même si l'entretien porte sur Cochons et cuirassés, et la micro-société de prostituées et de trafiquants profitant de la proximité de la base américaine, la phrase vaut pour le plupart des films qu'il réalisera ensuite dans les années soixante, de La Femme-insecte, avec sa prostituée en lutte pour son indépendance, au Pornographe, avec sa description de l'organisation sociale liée à la sexualité. Comme son contemporain Oshima, Imamura refuse les genres traditionnels : pas de films de yakuzas, pas de films de sabres.
Il innove formellement, en mêlant filmage documentaire et fiction, dans L'Évaporation de l'homme, qui, malgré son titre évoquant un film fantastique à la Roger Corman, part d'une enquête très sérieuse sur les disparitions individuelles inexpliquées – 90 000 par an à l'époque. Méthode qu'il reprend, pour un résultat aussi intéressant, dans L'Histoire du Japon d'après-guerre… Malheureusement, le public ne suit pas, et Imamura va devoir se tourner vers la télévision, pour laquelle il tourne, dans les années 70, une série de documentaires sur les soldats japonais qui ne sont pas revenus au pays après la guerre ou des communautés de pêcheurs de l'archipel des Philippines.
Il retrouve le cinéma en 1979. La vengeance est à moi, malgré sa construction sans complaisance narrative, reconstituant, à partir d'un fait divers réel, le parcours d'un meurtrier en série, depuis son premier crime à son arrestation, recueille le succès, comme Pourquoi pas ? (1981), sa première incursion dans le film historique. Imamura, jusque-là observateur de sociétés réduites, y fait découvrir un sens inattendu de la fresque, et sa restitution du Japon du XIXe siècle mêle de façon inédite aventures individuelles (un exilé revient des État-Unis pour retrouver sa femme devenue actrice de foire) et tableau social (les troubles qui précèdent la destitution du Shogun et l'arrivée de l'ère Meiji).
Il enchaîne avec la récréation d'u village du Japon médiéval, dans La Ballade de Narayama, d'après le fameux roman de Fukuzawa, déjà adapté en 1958 par Keisuke Kinoshita, de façon beaucoup plus sage. Imamura n'hésite pas à aborder les rapports sexuels à l'intérieur de la communauté montagnarde, rapports qui échappent aux normes courantes : on prête son épouse pour une nuit, une villageoise complaisante fait la tournée des célibataires, on se débarrasse éventuellement des nouveaux-nés. Ce n'est pas le sujet principal, qui est celui de la Coutume (les vieillards doivent être conduits à l'écart, dans un lieu sacré, pour y mourir seuls) nécessaire à l'Ordre (pas de bouches inutiles dans une organisation basée sur la pénurie), sans entorse possible (honte à celui qui refuse d'emmener son parent vers la mort). Mais le désir, et son accomplissement, est également une condition de maintien de la cohésion de la communauté. Imamura trouve, pour décrire les travaux agricoles incessants et la vie quotidienne, des accents justes, dépourvus de tout pathos – nous ne sommes pas dans L'Île nue…
La renommée internationale due à la Palme cannoise est un sésame : Imamura tourne successivement Zegen, irrésistible ascension d'un Japonais dans le monde de la prostitution de Hong Kong, et Pluie noire, sur les séquelles de l'explosion nucléaire sur quelques survivants d'Hiroshima et leur rejet par une société non-irradiée. Sujet puissant, mais pas vraiment rassembleur pour un public nippon pas toujours disponible pour examiner les causes et les effets. Imamura va mettre plusieurs années à faire oublier cet échec, avant de pouvoir réaliser L'Anguille (1997), sur un criminel libéré qui tente (et parvient) à se réinsérer en ouvrant un salon de coiffure et en trouvant une nouvelle compagne. L'argument pourrait sembler minuscule et sans apprêts.
En réalité, Imamura dote son héros et ses partenaires d'une belle dose d'étrangeté – entre autres, le héros ne communique vraiment qu'avec l'anguille qui était sa compagne de cellule – qui fait de cette seconde Palme d'or un des plus curieuses de la décennie. Fort de ce nouveau succès, il peut mener à bien un ancien projet, peut-être en souvenir de son propre père médecin, Kanzo sensei (1998) ou Dr Akagi (Docteur Foie en français), portrait d'un médecin qui, durant la dernière guerre, court d'un patient à l'autre pour vaincre la maladie du foie dont il pense tout le monde atteint.
Trois ans plus tard, il signe, avec De l'eau tiède sous un pont rouge (2001) peut-être son plus beau film, en tout cas son plus personnel, son plus étrange, son plus inclassable, où se rejoignent tous les thèmes entrecroisés depuis quatre décennies. Il est toujours aisé de parler de titre testamentaire pour le dernier d'une carrière, comme si le cinéaste, à l'idée de sa disparition prochaine, avait chargé son film de tous ses bagages entassés. En réalité, pour les grands cinéastes, tous les films contiennent, à l'état soluble ou gazeux, une partie d'eux-mêmes, et chacun pourrait être interprété comme le dernier. En tout cas, celui-ci vient clore une filmographie particulièrement cohérente. Et le portrait qu'il nous offre de la fulgurante femme-source qui inonde littéralement le film - un des plus beaux personnages des cent-cinq premières années du cinématographe - n'a pas fini de nous surprendre.
Lucien Logette