" Comment un sujet de société méconnu et complexe devient-il un film de fiction fluide et captivant ? Dans Bébé Tigre, premier long métrage de Cyprien Vial, cela passe par un visage. Celui, souvent en gros plan, de Many, adolescent de 17 ans tiraillé entre deux pays (la France et l'Inde, où il est né), entre un monde légal (le collège, la famille d'accueil) et un autre, illicite : le travail au noir. Many est un « mineur isolé étranger ». Ou encore, comme chacun ne le sait pas, un enfant arrivé en France grâce à un passeur, sans ses parents. Lesquels, depuis l'Inde, attendent de lui, impatiemment et régulièrement, de l'argent.
Ce visage d'ado intrigue et fascine tant il exprime de fierté et de maîtrise, dans des situations inconfortables, ou bien pires. Pour satisfaire les exigences financières des siens, Many doit supplier son passeur de lui confier du travail sur des chantiers ou d'autres basses oeuvres encore moins de son âge. Par ailleurs, il réussit sa scolarité. Entretient une relation amoureuse. Fréquente, en région parisienne, la communauté sikhe de ses origines, qui inculque un courage martial aux garçons. Au prix de mensonges incessants, notamment à son éducateur et à sa famille d'accueil, il mène ses vies de front, avec détermination.
La sérénité apparente du garçon, la douceur du regard posé sur lui, sur sa copine et leurs camarades de classe par le réalisateur contrastent avec le sordide des faits relatés — le film s'appuie sur un long travail de documentation, commencé dans le collège de Pantin que l'on voit à l'écran. Quand le visage de Many va-t-il enfin refléter l'enfer qu'on lui fait vivre ? Un suspense se noue autour de sa relation avec son passeur, personnage ambivalent, voire séduisant, à la fois violent et protecteur, en même temps grand frère et substitut de père. Bébé Tigre devient alors un récit initiatique et, finalement, une réflexion morale et politique, montrant, en écho à son titre-avertissement, une violente sortie d'enfance. "
Louis Guichard