"Panoramique dans la grisaille d’une campagne française. Un train entaille le paysage à toute vitesse, le corps d’un homme en est projeté, dévale une pente, échoue dans les taillis. Mort. Henry Mancini lance des percussions endiablées et une guitare électrique à la James Bond sur un générique pop : c’est parti pour une improbable comédie, grise et noire (mais en couleurs), légère et grave, mélancolique et féroce – détonante.
De Stanley Donen, on connaît les imparables comédies musicales co-réalisées dans les années 1950 avec Gene Kelly (Chantons sous la pluie) ou George Abbott (Pique-Nique en pyjama). Dans l’effervescence des sixties, Donen se passionne pour le cinéma européen, dont l’audace formelle et la vision moderne du couple lui inspireront, en 1967, le magnifique Voyage à deux. Lorgnant à première vue du côté de Hitchcock (pour le cocktail policier-couple-humour noir) et de Blake Edwards (pour le grain de folie déréglante), Charade, dont l’action se déroule intégralement en France, est déjà marqué par cette liberté de ton.
Le titre, désignant ce jeu de devinette consistant à reconstituer un mot dont chaque syllabe fait l’objet d’une définition ou d’une pantomime, s’accorde parfaitement avec l’enjeu du film, jeu de masques et d’espionnage où il s’agit entre autres pour Regina Lampert de découvrir petit à petit qui est vraiment cet irrésistible Peter Joshua qu’elle soupçonne de lui mentir, tout comme lui mentait son mari. De découverte en découverte, de chausse-trappes en poupées russes, le jeu se fait vertigineux : « Vous n’étiez même pas honnête en m’avouant être malhonnête !? » Il se joue peut-être, dans cette réflexion sur le mensonge des identités, quelque chose de la guerre des sexes au sein du couple, qu’il serait pourtant trop simple de réduire au simple axiome : hommes fourbes et dissimulateurs contre femmes honnêtes et sensibles aux cajoleries. Ne serait-ce que parce qu’un intègre collectionneur de timbres vient sauver in extremis, par sa probité, l’honneur de la gent masculine… Mais aussi parce qu’Audrey Hepburn incarne, avec la gracile et pétillante élégance qu’on lui connaît, non la femme, mais un personnage singulier saisi à un moment particulier de sa vie.
Dans cette Regina souhaitant divorcer, après quelques mois de mariage seulement, d’un conjoint dont elle ne savait rien si ce n’est qu’il pouvait lui offrir une vie aisée, Hepburn trimballe évidemment un peu de ses personnages antérieurs. Regina, c’est en quelque sorte une Holly Golightly qui aurait gagné en maturité et en désillusion. La voir si peu remuée par la mort de son mari a quelque chose de presque inquiétant. La voir glisser, angoissée, désemparée, dans le grand appartement désert que celui-ci lui a abandonné a quelque chose d’assez poignant. La voilà privée du luxe auquel elle s’était habituée, comme mise à nu, dépouillée de ses bijoux ! Mais Hepburn n’est pas une parvenue qui s’humilierait pour si peu… Elle a une conscience aiguë de la futilité. Observant une de ces pièces vides : « Pour Charles, il n’y avait que les meubles. Je crois que je la préfère comme ça ! »
Quant à Cary Grant, ma foi : égal à lui-même. Toujours le bon mot, pince-sans-rire, en toute circonstance – même la pire… Toujours ce classieux décalage avec sa propre personne et son personnage. Distance qui contamine le film lui-même, lequel joue, on l’a vu, avec l’image de son couple-star (ah ! la jubilatoire question de Hepburn désignant, distraite, la légendaire fossette du menton de Grant : « Vous arrivez à vous raser, là ? »), mais aussi avec le passé hollywoodien (à la faveur d’une balade sur les quais de la Seine, Un Américain à Paris est explicitement cité). Et le film, peut-être un peu gauche parfois mais toujours étonnant, d’enchaîner les petites curiosités de forme, de ton, et surtout les réparties à mourir de rire. Si bien que, malgré ses petites baisses de régime, on est tenté de s’adresser à lui comme Regina à Peter : « Vous savez ce qui ne va pas chez vous ? – Non. – Rien ! »
Raphaël Lefèvre