"Orné à la fois de la Palme d'or et d'un Prix de la mise en scène cannois, c'est un Elephant triomphal qui fait son entrée dans les salles françaises. Eu égard à ses médailles, son titre imposant et sa source d'inspiration, la tuerie du lycée américain de Columbine en 1999, on pourrait s'attendre à quelque chose de massif, une force de frappe, une sorte de blockbuster d'auteur. Or le film vous étreint immédiatement de sa délicatesse et sa douceur, avec ses ciels d'automne sur fond de Sonate au clair de lune et ses mouvements de caméra fluides comme ceux d'un oeil flottant, porté par le vent.
Osons le mot, il y a quelque chose de divin dans le regard que Gus Van Sant fait glisser sur les adolescents qui peuplent Elephant. Jamais le simple spectacle de la vie quotidienne dans une high school ordinaire n'aura été aussi émouvant en soi, sans raison objective, rien que par la grâce du regard qui le capte. John, Elias, Michelle, Carrie, Nicole..., ces jeunes dont le prénom s'imprime sur l'écran à mesure qu'ils apparaissent, le cinéaste se borne apparemment à les suivre à distance respectueuse, tels qu'ils sont et tels qu'ils vont, à travers les pelouses du campus ou le gymnase, le long de couloirs sans fin.(...) A elle seule, la somme de leurs gestes et déplacements, saisis par les travellings poétiques de Van Sant, esquisse une mythologie de l'adolescence.
(...) Autant le film peut être contemplatif et ouvert, scène par scène, autant sa construction d'ensemble relève d'une démarche hitchcockienne Gus Van Sant a réalisé naguère un remake pointilleux de Psychose. La légende à l'origine du titre évoque le défi lancé à un aveugle de se représenter la silhouette d'un éléphant à l'aide de ses mains. Van Sant procède ainsi avec le fait divers comme animal mystère, et le cinéma comme sens tactile. Alors il envisage le maximum de plis et replis de la journée J. On s'aperçoit peu à peu que le temps du film n'est pas linéaire, mais tournoyant, circulaire.
(...) Qu'il y ait du désespoir, de la frustration, de la folie, derrière l'harmonie ou la normalité, c'est évident : Gus Van Sant le donne sans cesse à voir ou à penser, aussi fasciné qu'il soit par la surface apollinienne de la jeunesse. Toutefois, il refuse les explications trop simples, et plus encore leur emboîtage logique. (...) L'humilité du cinéaste en la matière est absolue, mais là réside précisément la puissance du film : traiter tout le monde en adultes et ne rien dissimuler de ces abîmes que la réalité, si souvent, nous ouvre."
Louis Guichard
Master piece