" Ce vieux piqué de Solanas nous prend une fois de plus à revers, et c’est au fond sa plus grande qualité, qui persiste, intacte, dans son cinéma : l’imprévisibilité. Cette fois, il nous fait le coup du grand voyage initiatique à travers tout le continent sud-américain, du détroit de Magellan aux pyramides mexicaines de Monte Alban, en passant par Ushuaïa, Buenos Aires, le temple du Soleil, le Machu-Pichu, l’Amazonie, Brasilia et Mexico. Et le tout en décors naturels, cela va de soi.
C’est un incandescent jeune homme à bicyclette qui nous sert de fil rouge : Martin Nunca (Martin Jamais), dont la trombine de mousse existentiel, des pistes lunaires de la Terre de Feu jusqu’aux mines diaboliques du Rio Negro, ne quitte jamais l’écran, qu’il occupe avec une placidité végétale. Il s’appelle Walter Quiroz et sauve à lui tout seul les quelques inutilités de ce Voyage par ailleurs haletant.
C’est qu’il s’y passe toujours quelque chose. On y parle toutes les langues du sous-continent (espagnol argentin, portugais, portugnol, quechua, aymara, espagnol caribéen), on y joue toutes ses musiques, on y voit tous ses visages humains. Parmi cet attachant défilé d’allumés, il faut mentionner spécialement le rôle d’Americo Incluso, incarné par Kiki Mendive, génial musicien et danseur caribéen qui explose dans un ballet express, synthèse écrasante de Fred Astaire et Michael Jackson.
Du léger à l’énorme, Solanas sautille avec une bonne humeur mi-gauchiste, mi-Monthy Python, passant à tabac tout ce qui lui tombe sous les mains : le FMI et le Sommet des pays agenouillés au Pilton Hotel, la corruption et l’affairisme, les pétroliers et les juntes diverses, l’éducation et la dette, et surtout les Américains et leur Nouvel ordre mondial. Le Voyage est un jeu de massacre frontal et souvent enlevé, dont la matière première, le désespoir, serait un gag colossal, particulièrement dans son épisode argentin où le pays est présenté comme littéralement englouti (…)
D’une plastique saisissante, le Voyage de Solanas n’a pour vrai défaut que sa longueur, deux heures trente. Une mise entre parenthèses de certaines séquences semble indispensable: celles qui font intervenir une inutile bande dessinée, ou celles qui allégorisent au Stabilo (rêve métis et libérateur apparaissant sous les traits d’une nymphe en robe rouge). Restent une énergie superbe et de très belles intimités, des vols planés contemplatifs et de saoulants délires, de la meilleure gueulante et du facile moins bon. Mais son action hallucinogène sur le pouvoir d’en rire et, inversement, ses effets douches froide sur nos Pistes de Xapatan dont le Voyage est l’antidote violent, Fernando Solanas sera profondément remercié."
Olivier Séguret, 13/05/1992